Le TELL du 16/04/1921

 

BLIDA

Nous avons souvenance d’une illustration représentant Charles de Galland, le front ceint d’un bandeau grec, comme les poètes.de l'Hellade, et jouant de la harpe, l'instrument sacré. De sa lyre enchanteresse, notre ami vient de tirer un hymne à Blida, célébrant, en mots magiques, les origines légendaires de notre cité et les splendeurs dont la nature s’est plu à l'entourer. C’est avec une gratitude infinie que nous sommes heureux de reproduire ci-après cette harmonieuse page publiée par la Dépêche Algérienno et inspirée par le charme et les séductions de notre ville.

 

Souvent les amoureux de la nature, en quête d'impressions nouvelles, vont chercher bien loin ce qui est prés d’eux, Blida est à 48 kilomètres d'Alger. Par le train, on y arrive en une heure et demie ou en deux heures. Je ne parle pas de l'automobile qui, subissant le vertige et l'obsession de la vitesse ne nous permet plus de jouir des charmes infinis et variés de cette « Mitidja » où se succèdent, surtout pendant la période printanière, d'inoubliables visions : fermes espacées, perdues dans la frondaison des grands arbres, comme les fleurons de l’industrie agricole, et les jalons de la conquête du sol, jadis meurtrier et ingrat, aujourd'hui salubre et fécond . champs de céréales piqués  et  des notes rouges des coquelicots ; vignobles entretenus et cultivés avec un soin jaloux ; jardins magnifiques où suivant la saison, les orangers, les mandariniers et les citronniers épandent le parfum de leurs fleurs, ou offrent aux regards la splendeur de leurs fruits. Dans les espaces libres, les fleurs des champs, filles de la nature, librement écloses, ne demandent rien à l'art du jardinier pour devenir,  où elles le peuvent, la parure adorable et fragile. Comme fond de tableau, tel que n'aurait pu le concevoir le plus subtil et le plus ému des décorateurs, la chaîne de l'Atlas, tantôt voilée de gazes bleues et roses, tantôt couronnée d'épais nuages, tantôt resplendissante, par une claire journée, sous le manteau de de la neige argentée. Cependant que de la plaine monte un hymne de gratitude en l'honneur des pionniers et des colons qui, au prix de dures épreuves et de lourds sacrifices. ont ajouté leurs efforts et leur labeur à la beauté des choses.

Le trajet est à son terme, et nous voici à Blida, • la petite ville » dénommée aussi « Ourida », la rose J'avoue que j’ai une prédilection pour la petite ville que la nature a comblée des dons les plus rares et dont le passé s'ouvre à nous avec ses légendes, ses récits fabuleux et ses épopées tragiques. Blida a eu la bonne fortune d'avoir un chantre romantique, un aède, une manière d'Homère, qui est allé puisser son inspiration dans de très vieilles annales. C'est le colonel Trumelet. Si le vieil Homère sommeille quelquefois, lui est toujours éveillé avec uné imagination inépuisable oü tout se mêle, l'histoire et la légende, le fantôme qui passe et le vivant qui agit, la poésie et le fait documentaire, la sèche chronologie et la brusque irruption dans le vaste domaine de la fantaisie. Quoi qu'il en soit, interrogez-le, il ne sera jamais à court et vous répondra toujours.

Le vrai est que les origines de Blida sont relativement peu éloignées dans le passé. Elle fut fondée, à l'état embryonnaire, avec le concours des Mores Andalous, chassés d'Espagne en 1499, par Ahmed- el-Kebir, Ahmed le Grand, en 1553. D'où venait Ahmed-el-Kebir, qui a donné son nom aux gorges pittoresques, à l'Oued, et au cimetière où il est inhumé à proximité de Blida? On ne sait. De pieux narrateurs, dont les récits n’ont pas été soumis au contrôle de la critique historique, nous racontent qu’après avoir visité Alep, Damas, La Mecque, Stamboul, l’Andalousie et Cordoue, il arriva dans ce qu'il se plaisait à appeler son « Eden », dans cette région bénie où devait s’ériger la bourgade, la petite ville, traduction de Blida. Ahmed el-Kebir, d’après les héritiers de la parole sainte, avait un don surnaturel : des rocs desséchés, il faisait jaillir des sources miraculeuses ; et, sur son ordre, les eaux dociles, obéissant à sa voix, se détournaient de leur cours pour aller se jeter dans l’oued. Nous serons plus prosaïques : le grand marabout, Instruit sans doute à l’école des Mores d’Espagne, passés maîtres dans les travaux de l’hydraulique et des irrigations, lui enseignèrent le moyen d’amener des eaux abondantes dans le lit de l’Oued-el- Kebir. Ces Andalous, après leur expulsion d’Espagne, étaient devenus les protégés du fameux Kheïr-ed-Dinn, le frère de Baba Aroudji le manchot, le maître de la république militaire et le contemporain et l'ami d'Ahmed el Kebir. Kheïr-ed-Dinn mit les Mores Andalous à l'abri des mauvais traitements des Béni Salah, les belliqueux Berbères de l’Atlas. A la cité naissante, il fournit les ressources nécessaires à la construction d’une étuve, d’un four et d’une mosquée. Cette mosquée s’élevait autrefois à l’endroit occupé aujourd’hui par la principale place de Blida. Aux Mores Andalous, on doit encore l’importation, au 16ième siècle, de l’oranger, dont le fruit, en arabe, s’appelle « oarandj », d’où le mot espagnol « naranja » « tçhina », le fruit de la Chine, double dénomination qui évoque le souvenir d’origines lointaines. Les orangers ont leurs titres de noblesse et continuent à être la parure principale du pays. La culture de l’arbre aux fruits d'or ne tarda pas à s'étendre dans le massif montagneux au-dessus de Blida et jusque sur les déclivités dominant l'Arba et Rovigo, dans les replis abrités et arrosés par l'eau des sources. Les Andalous ont laissé, à Blida. des descendants qui se distinguent des arabes et des berbères par leur allure et les traits caractéristiques de leur physionomie.

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Senteurs capiteuses des fleurs d'orangers, parfums des fleurs, murmure des eaux, petits métiers, atmosphère faite de pureté et de langueur, jeux de lumière sur les pentes boisées, marche lente des bourricots dont les couffins sont remplis des oranges précoces de la montagne, tout devient un  attrait en une synthèse de sensations polychromes.

Les industries furent nombreuses à Blida, surtout sous l'influence des premiers initiateurs. La broderie sur cuir, avec entrelacs, ses formes de décoration géométrique, ses fantaisies florales et ses linéaments graphiques, et sous la direction d'un maître éminent, Ben Omar, encore tout imprégné de la tradition, son école, ses disciples et d'habiles ouvriers. Son digne collègue, à Alger, est notre admirable Sefti, qui, dans le silence, l'ombre et la pauvreté, en gardant les morts du cimetière d El Kettar. continue l'œuvre patiente des vieux ouvriers d'art. Ces industries charmantes et délicates, si l'on n'y prend garde, auront vite disparu.

Les Blidéens, avec juste raison, sont fiers de leurs eaux claires et fraîches qui pourraient être d'une pureté absolue si l'on arrivait à supprimer certaines causes de contamination. Autant qu'il m'en souvienne, on attribuait à l'eau de blida la qualité exceptionnelle du pain et la saveur de la bière fabriquée autrefois par Mengus. D'autre part, pour s'abstraire et promener sa rêverie,les coins de verdure et les jardins abondent. C’est d'abord ce "Jardin Bizot " oü les essences rares sont nombreuses,  les arbres ont leur majesté. Je l’ai trouvé un peu négligé, l'autre jour. Quelques travaux et de légères dépenses suttlraient pour lui rendre sa splendeur. Il fut créé et aménagé en 1850 par Michel Bizot, général-du génie,  à Bitche en 1795 et tué d’une balle dans les tranchées de Sébastopol, en 1855. Il avait été chef du génie à Oran en 1839 et à Constantine en 1849. Une plaque commémorative rappelant ses états de service en Algérie devrait être apposée dans le jardin qui porte son nom. Puis c'est le "Bois Sacré " qui, avec la Kouba de Sidi-Yacoub et ses vieux oliviers surtout, a un caractère impressionnant. Si ces vieux oliviers pouvaient nous redire les choses du passé, ils nous rappelleraient les péripéties de combats sanglants. En effet, les opérations militaires qui aboutirent à la prise de Blida et à l'occupation des régions montagneuses défendues 

par les Beni-Salah furent difficiles et illustrées de faits glorieux (1839-1840). Autour et au-dessus de la petite ville, les promenades, les excursions et les ascensions sont pleines d'attraits. 

Pénétrons dans la gorge étroite de l’Oued-el- Kebir. Jadis, c'était la marche à l'aventure à travers les lauriers-roses, les myrtes, les lentisques, les lavandes, les genêts et les asphodèles, parmi les petits moulins arabes et les gourbis. Arrêtons nous sous les oliviers centenaires, devant la kouba de Sidi-el-Kebir mort à l’Age de 66 ans, en 1540. Veut- on des impressions plus fortes, visitez les Gorges de la Chifta et le ruisseau en cascades auquel une tribu de singes tapageurs, chapardeurs, grimaçants et presque civilisés a donné une réputation méritée. La route des gorges fut d'abora ouverte par les zouaves et le 3' régiment de ligne, par la 6 ième et la 7 ième compagnies de discipline. Voulez-vous vous complaire dans le calme, l'air pur et la sérénité des hauts sommets, gravissez les pentes le long desquelles vous vous acheminerez vers le col de Chréa (1.560 m.), l’un des plus beaux belvédères du monde d’où la vue s'étend jusqu'à la cime du Lella- Kherdidja (2.308 m.) à l’est ; et, vers le sud, jusqu'au massif de Boghar et de Téniet-el-Haâd et au sommet de l’Ouarsenis. A l’ouest se dressent les deux Zaccar, le Mouzaïa et le dôme imposant du Chenoua. Au nord, c’est la mer ; et, à vos pieds, la plaine immense, tapis somptueux. Puis, reposez- vous sous les grands cèdres pour écouter la brise parfumée qui chante à travers les branches des arbres rois.

Ch. de GALLAND.