Les Orangeries

par Charles Joly - Vice-Président de la Société nationale d'Horticulture

et les irrigations de BLIDAH

Dans un récent voyage en Algérie, deux choses m'ont beaucoup intéressé: le commerce des oranges et des mandarines à Blidah, puis l’organisation du Syndicat établi pour  l’irrigation des territoires cultivés.

Les plus belles orangeries s’étendent au nord et à l'est de Blidah, sur plus de 400 hectares et produisent plus de 50 millions de fruits. Parmi elles se distingue celle du Tapis Vert (1), appartenant à M.Auguste François, et servant en été de lieu de réunion.

 

 

 

 

Pour donner une idée de l’importance du commerce des oranges, citrons et mandarines (voir tableau).

 

 

Importations Provenance 1884 1885 1886
     kg kg kg
Citrons Espagne 43387407 33586680 43957824
Oranges Italie 2483952 3682707 1749163
et  leurs Algérie 4888015 5994178 3198892
variétés Autres pays 1106659 957056 791734
Total   51866033 44220621 49697613
         
Valeurs en frcs   11929188 16888608 19878966

Je laisse de côté à dessein tout ce qui concerne les semis, la greffe et les soins de culture de l’oranger. ; cela m’entraînerait trop loin. Je me contenterai de dire qu’il a besoin, non seulement d’irrigations fréquentes pendant la saison sèche, mais aussi d’abris faits quelquefois avec le cyprès pyramidal, sans quoi l’on s’expose à voir les fleurs arrachées ou brûlées et les fruits jetés à terre par les vents.

Les contrées qui sont sous la même latitude, comme l’Algérie, le Texas, la Perse méridionale ont le même climat, c’est à dire des étés chauds et secs sans pluie aucune, en sorte que l’agriculture ne peut résister sans irrigation artificielle ; ces contrées ont toutes le même inconvénient, c’est à dire des vents violents qu’on nomme « Mistral » en Provence, « Siroco » en Afrique ou « Northers » au Texas. Souvent aussi les fruits qu’on trouve dans la région de l’oranger y périssent par les gelées de l’hiver, et, en été, la chaleur y est trop intense pour la culture des fruits des régions tempérées comme la pomme et la poire. A quoi attribuer cet état de choses ? Partout à la même cause, c’est à dire à la destruction des forêts, cette preuve vivante de l’imprévoyance humaine. 

La récolte des premières oranges à Blidah, commence du 16 au 25 octobre ; celle des mandarines, un mois après. On rencontre alors sur les routes des bandes d’arabes portant chacun une échelle et un panier en osier à forme ronde avec un crochet pour le suspendre aux branches ou aux barreaux de l’échelle. Les corbeilles qui servent au transport des fruits, du jardin au magasin, sont ovales et contiennent de 4 à 500 oranges ; elles pèsent de 50 à 60 kg une fois pleines, et elles sont, ainsi que les paniers, garnies de forte toile à l’intérieur pour préserver les fruits des meurtrissures.

Les Arabes employés à la cueillette sont payés 2 francs par jour ; les femmes qui travaillent dans les jardins sont payées 1,5 FR ; elles ont de petits sécateurs faits exprès et suppriment la queue du fruit en la coupant très ras mais en ayant soin de garder l’étoile. Dans une bande de vingt cueilleurs, il y a deux ou trois porteurs qui vont des cueilleurs à la natte en palmier où sont versés les fruits en tas et où sont assises les coupeuses qui les mettent dans les corbeilles ; ces femmes sont au nombre de quatre ou cinq pour vingt cueilleurs.

Au commencement de la saison, le travail de la cueillette ne se fait pas rapidement ; les fruits ne sont pas mûrs régulièrement et les cueilleurs  sont souvent obligés de changer leurs échelles de place ; mais lorsque l’on « rase » une récolte, chaque homme arrive facilement à ses 5000 fruits ; il faut alors six à sept coupeuses habiles et un porteur pour cinq hommes suffit à peine.

Le fruit arrive au magasin transporté sur des camions à ressorts ; il est étendu sur de la paille bien saine où il séjourne quatre à cinq jours avant d’être trié. Les trieuses ( leur nombre est à peu prés celui des coupeuses) ont chacune un jeu d’anneaux en fer blanc soudés ensemble et sont assises sur la paille, ayant devant elles autant de paniers en palmier que d’anneaux, plus un panier ou une corbeille pour les rebuts. Un porteur va vider les paniers aux places assignées d’avance à chaque numéro. Les rebuts sans valeur marchande sont mis à part et vendus sur place à vil prix.

Le triage, qui demande une assez grande habitude, a donc séparé les fruits par grosseurs différentes variant du N°1 au N°6. Les numéros 1,2 et 3 sont généralement papillotés et mis en caisses de 240, 312 ou 420 ; ce sont les caisses de choix. Le reste, du N°4 et au-dessous, sert à faire les coffres ou caisses de 1000.

Les fruits non papillotés sont mis en vrac dans de grandes caisses à trois compartiments  qui, une fois pleines, pèsent de 110 à 115 kg

Les oranges sont très recherchées au commencement de la saison comme primeurs, parce que l’orange étrangère n’a pas encore fait son apparition ; mais dès que celles-ci arrivent sur les marchés, celles de Blidah sont délaissées parce qu’elles sont moins avantageuses pour le marchand qui les trouve moins grosse et les paye plus cher. Pourquoi sont-elles plus chères ? Il y a le résultat des tarifs de transport.

L’orange de Blidah est réellement délicieuse aux mois de février, mars, avril mai ; à ce moment, il en reste peu ici et on ne songe guère à en expédier en France. Les Espagnols d’Oran les payent souvent sur place plus cher qu’on ne les vend à Marseille.

Après, l’orange de Blidah, il y a l’excellente orange du Beni Salah, qui est beaucoup plus tardive que la nôtre et qui, se trouvant mieux abritée dans les montagnes, peut se conserver jusqu’au mois d’août.

La mandarine demande plus de soins que l’orange, et occasionne plus de frais de main-d’œuvre, non pour la cueillette et le triage, mais pour l’emballage. On fait aussi plusieurs numéros. Les quatre premiers sont papillotés et mis en petites caisses : les N°1et 2 en caisses de 25 à 100, les N°5 en caisses de 50 à 200, et les N°4 en caisses de 200 à 420. Les petites, ainsi que toutes celles qui à cause de leurs formes défectueuses, ont été séparées  des quatre premières caisses au triage, sont mises en caisses de 1000 à 1500 et en vrac. Les mandarines de Blidah s’expédient presque toutes à Paris, Lyon et Marseille ;  mais c’est certainement le marché de Paris qui en écoule le plus, car c’est là que non seulement les villes voisines viennent s’approvisionner, mais que l’Angleterre, la Belgique, la Prusse, etc, viennent faire leurs achats.

Un hectare d’orangerie donne en moyenne 120000 fruits et se paye en moyenne 1500 francs.

Les achats de récoltes se font habituellement en juin, juillet août (quelquefois on achète à la fleur) et l’acheteur a à subir tous les aléas : brouillards qui font couler les fruits, siroco qui les empêche de se nouer, grêle, etc.., et plus tard, les coups de vent de novembre, décembre et janvier qui, dans certaines années, réduisent la récolte d’un quart, d’un tiers et quelquefois de moitié. Les fruits de choix se vendent toujours assez bien, mais les petits ont peu de valeur.

Les soins à donner à l’orangerie occasionnant une dépense moyenne de 300 francs par hectare, on peut compter sur 1200 francs de revenu net ; certaines orangeries rapportent beaucoup plus.

J’ai dit que l’étendue des orangeries dans la zone de Blidah est d’environ 400 hectares. Il y en a aussi de très belles à la Chiffa, à 8 km, à Dalmatie et à Beni-Méred, à Soumah, enfin à Boufarik, où l’on plante tous les ans ; il y a là déjà environ 250 hectares en plein rapport. Dans certaines fermes de la plaine de la Mitidja, il existe aussi quelques belles plantations arrosées par des norias ou par des puits artésiens, comme à Oued El Aleng.

Les orangeries de Blidah sont très divisées ; on en trouve peu de 5 hectares d’un seul tenant ; celles de Boufarik sont plus vastes, on y compte six propriétaires ayant de 15 à 37 hectares arrosés, partie par les eaux de Bou-Chemla, et le reste au moyen de norias. Le produit est évalué à 1200 francs environ l’hectare, qui en plein rapport vaut 6000 francs.

Nous savons qu’il n’existe pas de rivières importantes dans notre colonie et qu’aucune d’elles n’est navigable. En temps ordinaire, elles sont presque toujours à sec, et, lorsqu’il arrive des orages, elles se transforment en torrents. Aussi, dans plusieurs endroits, a-t-on songé  à établir des barrages, dont les plus importants sont ceux de Perrégaux et de Saint Denis du Sig.

A Blidah, les eaux de l’Oued el Kébir, après avoir été utilisées dans leurs parcours par différents établissements industriels, arrivent au barrage du Syndicat établi aux moulins Ricci, à l’entrée des gorges de l’Atlas. Là, elles sont détournées dans un canal qui emprunte le flanc de la montagne sur la rive droite, font tourner plusieurs moulins, puis, après un parcours de 1500 mètres, arrivent au point culminant de la ville dans un bassin répartiteur où elles sont divisées en 3 canaux principaux :

1° Celui de Montpensier, destiné aux irrigations du village de ce nom et d’une partie de la zone de Blidah au Nord-Est.

2° Celui du centre, dont les eaux, après avoir passé dans les égouts de la ville et servi à leur nettoyage, arrivent au répartiteur de l’orangerie où elles sont subdivisées en trois canaux vers le Nord ;

3° Celui de l’Ouest, alimentant le village de Joinville, l’abreuvoir militaire, etc…

Ces canaux ont une longueur totale de 50000 mètres ; ils sont marqués sur un plan. Les deux premiers sont en maçonnerie avec une section intérieure de 1 mètre sur 0,90 de hauteur. Les autres sont en béton avec forme trapézoïdale : leur section est de 0,60 m à l’ouverture et de 0,30 m au fond sur une hauteur de 0,35m.

Sur le parcours des canaux d’irrigation sont placés des vannes de prise en tête de chaque propriété particulière. Chaque canal reçoit au répartiteur le volume d’eau calculé d’après la superficie qu’il a à arroser, à raison de 480 mètres cubes pour les orangeries et 430 pour les jardins maraîchers par hectare et par semaine ; des déversoirs, dont la largeur est calculée d’après ce principe, transmettent à chaque canal la quote-part qui lui revient. Il est bien entendu que le volume attribué à chaque propriétaire varie quelquefois, suivant l’abondance des eaux ; mais ces dernières sont toujours distribuées en égale proportion : les frais sont de 30 à 40 francs par hectare.
Les arrosages sont divisés en deux rotations par semaine, un tour de jour et un tour de nuit. Chaque propriété comprise dans la zone d’irrigation a droit à l’eau du canal pendant un nombre d’heures ou de minutes déterminé. L’eau partant du répartiteur, parcourt toute la longueur du canal jusqu’à son extrémité. Le temps qu’elle met à arriver est déduit du temps d’arrosage ; c’est la propriété la plus éloignée qui commence à arroser ; quand le temps auquel elle a droit est terminé, la propriété au-dessus coupe l’eau au moyen de sa vanne et arrose à son tour. Il est procédé de cette manière en remontant jusqu’à l’origine du canal, pour recommencer de même le jour suivant.
La saison des arrosages commence généralement vers la fin mars pour finir en octobre, si les pluies arrivent à cette époque.

On compte cinq propriétaires seulement ayant de 10 à 15 hectares, et trente ayant de 2  à 5 hectares : le reste n’a que de 1 à 2 hectares. La commune de Blida, le génie militaire, les ponts et chaussées, la voirie départementale font aussi partie de l’association pour leur service d’arrosage.

Charles Joly - Vice-Président de la Société nationale d'Horticulture

 (1)  L'orangerie du Tapis Vert appartenant à Mr Auguste François servait en été de lieu de réunion. Le local des trieuses d'oranges devint plus tard le siège social de la société "Les Amis Réunis". Concert et bals y étaient donnés. il servaitaussi de lieu de réception des personnalités politiques (Visite du président Loubet en avril 1903). Il accueillait aussi les meetings des campagnes électorales ainsi que les conseils de révision. En face se trouvait le "Petit Robinson".

Lire aussi les récit du Commandant Rocas sur La piscine et Le Petit Robinson.