Le conte des 2 bossus à la manière blidéenne publié dans La Revue Africaine en 1919 Volume 60
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UN CONTE DE BLIDA Dans l'étude approfondie et soigneusement documentée que M.
Desparmet a consacrée à l'ethnographie de la Mittidja, on trouve, dans le
chapitre III, consacré aux jours (1), le conte des Deux Bossus, d'après
une version blidéenne identique à celle d'Alger. Ce conte, arrivé sans doute par voie orale, est incomplet. La
plus ancienne version arabe que je connaisse est celle de Chemseddin Mohammed
en Naouâdji (2) qui vivait au XIV*-XV* siècle de notre ère (né au Qaire, vers
786 hég., mort le 25 de djomada I 869), dans l'anthologie connue sous le nom de
Halbat el Komaït (3). « Il y avait deux commerçants, bossus tous deux ; l'un était
aimable, l'autre grognon ; ils avaient une bosse sur la poitrine et l'autre
derrière le dos. Un jour le bossu aimable se sépara de son compagnon, acheta du
vin et des friandises, entra dans un bain et s'isola des gens dans un cabinet.
Tandis qu'il buvait le vin qu'il avait apporté, il se mit à chanter. Voici que
la muraille se fendit ; il en sortit un 'afrite sous l'apparence d'un
éléphant. Eh ! l'homme, dit-il. A sa vue, le bossu n'eut pas peur, et,
sans crainte, lui adressa des paroles aimables ; il lui témoigna de l'amitié et
l'invita à boire. — Par Dieu ! dit le génie, tu es un bossu agréable, que
te faut-il ? — Ces deux bosses me gênent beaucoup, répondit l'homme, et m'empêchent
de fréquenter les gens ; si tu savais un moyen de les enlever, je t'en serais
bien reconnaissant. Le génie les frotta avec sa main, les fit disparaître et
les plaça au haut de la muraille du cabinet. Il lui aplanit le dos et la poitrine,
et le bossu devenu droit s'en alla joyeux et content. Son commensal le vit et lui dit : « Mon ami, que t'est-il arrivé ?
Comment es-tu devenu droit après avoir été bossu ? L'autre lui raconta l'aventure. Le bossu grognon s'en alla au marché avec une serviette; il
acheta du vin et des friandises pour trois dirhems et entra dans le cabinet. En
moins d'un instant, le génie entendit sa voix et se dit : « Par Dieu !
notre aimable ami est venu nous retrouver. Il fendit la muraille et sortit par
là; mais quand le bossu le vit sous la forme d'un éléphant, il eut peur et
trembla. « Par Dieu ! dit le génie, je vais lui jouer un tour.» II se mit à le
caresser jusqu'à ce que l'autre se tut, puis il prit les deux bosses qui
étaient au haut de la muraille et les colla au bossu, l'une du côté droit,
l'autre du côté gauche, si bien qu'il eut quatre bosses, ce qui était un prodige. Quelqu'un le vit et
lui demanda : « Qu'est-ce que c'est que cela ? « — Celles-ci, dit-il, ont été
créées par Dieu Très-Haut, et les deux autres, je les ai achetées à un tel bain
pour trois dirhems. » Cette version ne parle pas des jours de la semaine, à moins qu'ils
ne soient implicitement contenus dans la chanson du premier bossu, mais elle contient
la contrepartie de l'aventure de ce dernier. Elle a été reproduite par
l'auteur d'un recueil d'anecdotes, qui vivait au XIX* siècle, Hasan el Alatî, à
côté, dans le Tarouih en Nofous wa modhhiq el 'Abous (4). Il a été imité, plutôt que traduit, en français, probablement
d'après un manuscrit de la Halbal el Komaïl, dans un ouvrage posthume de
Cardonne : Nouveaux mélanges de littérature orientale (5). Une version marocaine de Tanger est moins altérée, car on y trouvé
la mention des jours : en voici le résumé d'après le texte publié par L.-R.
Blanc, Deux contes marocains en dialecte de Tanger (6). Un bossu est réveillé subitement, la nuit ; il va dans un bain où
sont diverses personnes. L'une dit : Aujourd'hui, c'est vendredi et samedi, du
couscous, du beurre et des navets. Le bossu continue : Ajoutez-y des choux. Les
gens, pour le remercier, lui enlèvent sa bosse. Il sort droit et raconte son
aventure à un autre bossu. Celui-ci va au même bain, rencontre les mêmes
personnes, entend les mêmes paroles, et dit : « Ajoutez-y des choux et des
courges. Comme il n'a pas donné exactement la réplique, les gens lui appliquent
une nouvelle bosse. Au reste, ce conte est répandu dans l'Europe et l'Asie, mais mon
intention est de m'en tenir aux peuples musulmans (7). Je me contenterai de
renvoyer à l'enquête publiée dans le Bulletin de Folklore (8), indiquant
les versions portugaises, espagnoles, catalanes, françaises (9). basques,
gasconnes, bretonnes, celtiques, belges, allemandes, italiennes et japonaises (10).
On peut y joindre les versions suivantes : Frison, Contes et légendes de la
Basse-Bretagne n° lviii. Le
Bossu et les Korrigans (11), et une du Luxembourg recueillie par Harou (12). René Basset (1) Revue Africaine, n° 298, 1919, 1" trimestre, p. 169. (2) Cf. Brockelmann, GescMchte der
arabitchen Litteratur, Wel-nuMSBerlin, 2 vol. ln-8°, 1898-1902, t. il, p.
56-57. (3) Le Qaire, 1299 héq., in-8», p. 49. (4) Le Qaire, 1889, 2 v. in-8», t. n, p. 157-158. (5) Paris, an ix, 2 v. ln-12, t. n, p. 164-168, Les deux
Bossus. (6) Archives Marocaines, t. vu, p. 418-423, Histoire de
mon oncle Kl Hadj le battu. (7) Le Bulletin de Folk-lore, Indiqué ci-après, mentionne
une traduction anglaise d'une variante turlce insérée dans un livre que J« n'ai
pu voir : The Wonder Stories, New-York, 1877, p. 339. (8) T. h, lasc. 2.
avril-Juin 1893, p. 73-80, et fasc. 4, avril-Juin 1895, p. 256-258. (9) A ce propos, dans l'article de M. Desparmet, il faut corriger
(p. 63), ArOeche «n Artège, faute commise par P. Sôbillot qu'il a
cité sans le contrôler. L'ouvrage est intitulé Les incantats de la tuto de
Bourrât par Maniai Seré (Fouich, 1877, in-8») et Le dialecte n'est
nullement celui de l'Ardèche. (10) Je ferai remarquer que le conte de la version moghole de
Siddhi Kûr (JOlg, Mongolische Maerchen, Innsbriick, 1868, in-8".
xrv» récit, p. 3-11) cité comme une variante, p. 78 du Bulletin par L.
Polain, d'après uno note de Prato, n'appartient nullement au cycle des Deux
Bossus. (11) Revue des
Traditions populaires, t. XX. 1907, p. 79-80. (12) Revue des Traditions populaires, t. XXXI 1916,
p. 188. J'ajouterai qu'il n'est plus question de bossus, mais d'un aventurier
qui doit pour s'enrichir compléter la chanson commencée par les Korrigans dans
un conte breton, plus ou moins arrangé par Laurens d« La Barre : Nouveaux
fantômes bretons, Parts, 1881. in-18 Jés. p. 140-142. |