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Un autre extrait de ce livre
A BLIDA
Enterrement juif. — Comme on porte le mort. — Attitude des Français. — Attitude des Juifs. — Douleur des femmes. — Comme on va au cimetière. — Ce qu'en pense l'auteur. — Mise en terre. — Veuve désolée. — Enterrement arabe. — Douleur des femmes. — Marche rapide. — Chant funèbre. — La fosse. — Mise en terre. — La prière.
Supposons-nous à Blida, si vous voulez ; dans une rue quelconque, de préférence rue Abd-Alla, l'une des moins bien percées, très peu large et formant une ligne courbe, désespoir des charretiers; toute bordée de petites boutiques, très passante et très peuplée. Comme chez nous, c'est au rez-de-chaussée que l'on s'inscrit, et devant la porte qu'on attend le mort. Le corbillard est inconnu. Les porteurs sont là, revêtus d'une robe, blouse plutôt ou sac de deuil qui descend jusqu'aux genoux, —étoffe d'un noir mat, garnie d'une bande d'argent comme les chasubles de nos prêtres. C'est au moment où le corps nous arrive que l'intérieur de la maison retentit de cris perçants. Ce sont les femmes qui font une dernière démonstration de douleur; dernière n'est pas le mot : elles iront à certains jours en faire au cimetière. Point de cercueil. Le corps a été enveloppé d'un linge blanc et tout simplement mis dans le caisson d'une civière commune, que l'on couvre d'un drap mortuaire. Remarquez que tous les Français se découvrent, mais que les Juifs restent couverts, je parle de ceux qui sont habillés à la française. Si les autres ôtaient leur turban, ils prêteraient à rire. Pourquoi cela? Je n'en sais rien; sinon que le turban fait partie de leur être. Notre mort s'habillait, vivait même à la française, et c'est fâcheux pour nous, car nous nous trouvons en face de demi-moeurs. J'aurais voulu vous faire voir, — comme à Tlemcen, par exemple, — au milieu d'une petite cour intérieure, bien au-dessous du niveau de la rue, — ce quia failli leur être funeste il y a quelques mois, par suite d'une inondation... Une inondation à Tlemcen. Il faut que la nature ait de l'imagination!— J'aurais donc voulu vous faire voir, en groupe et debout tout en rond , les femmes qui se déchirent la figure, hurlant et se lamentant, l'œil sec comme le cœur, les doigts à demi fermés, et les deux bras se levant en mesure. On ne va pas à la synagogue, on se rend directement au cimetière. On marche lentement. Point de chant, point de prières; chacun cause avec son voisin, comme qui se rend à une cérémonie. Cette manière d'accompagner les morts, sans démonstration ni acte quelconque de joie ou de douleur, peut être dans la nature, mais ce n'est pas beau. J'aime autant la comédie des femmes. Nous voici à la porte d'Alger, hors de la ville et loin des regards. Plus de raison de se contraindre; on irait au galop si l'on pouvait. Et dire qu'avant de mourir chacun sait comme on l'accompagnera, et que pas un jusqu'ici n'a protesté contre cette indifférence, cette marche impatiente et hâtée, ce sans-gêne irrévérencieux; discours bruyants de qui devrait se taire, mutisme de qui devrait prier. Ce serait, nous dira-t-on, de la susceptibilité déplacée. Que sommes-nous après la mort? Aux yeux des croyants, qui n'a plus d'âme est une bête, et pour qui ne croit pas, ne l'avons-nous pas toujours été? Eh bien! moi, je vous déclare que j'entends conserver mon âme jusqu'au bord de la fosse et qu'à être expédié comme une bête, j'aime mieux n'avoir que les quatre porteurs. Eh! que m'importe, à moi, l'honneur de votre présence, si c'est pour me nier ce que je crois avoir de meilleur? Restez chez vous : la terre ne m'en sera pas plus lourde, et si quelqu'un, entre les cartes et le grog, pense un jour à la déclaration que je formule, il sera forcé de se dire à lui-même : « En voilà un qui avait au moins assez d'esprit pour se croire au-dessus d'une bête. » Je ne suis pas de ceux qui considèrent la mort comme une simple désagrégation de la matière, et qui se croiraient en droit de réclamer, si un supérieur leur accordait de vivre au delà de ce monde. J'aime à me perdre dans ce que les savants appellent les illusions des faibles. Ces croyances qui font du cimetière un séjour animé, ont au moins , me paraît-il, le mérite d'entretenir les souvenirs,et leurs avenirs sont plus chers à notre cœur, qu'ils nous :affectent péniblement. Là, notre pensée est triste, elle est toute pour ceux que nous aimions. Quelques larmes de regret viennent mouiller notre paupière, et la mélancolie de nos pleurs donne de l'inspiration à notre piété. Il est si doux de prier dans un cimetière ! Un cimetière !... tout l'avenir est là ! Aussi, monsieur le savant, faites brûler votre famille, déterrez même vos ancêtres, nous applaudirons si cela vous est agréable ; mais laissez-nous, de grâce, laissez-nous l'espoir de pleurer sur une tombe. Les raisons que vous nous donnez ne nous paraissent pas suffisamment fondées. Vous n'avez peut-être pas tort, il se peut en effet que depuis mil huit cent trente les morts que l'on enterre aient acquis la propriété de produire le choléra ; mais raisonner avec des incapables... Je crains fort que vous ne perdiez votre temps. Si vous saviez... J'en frémis encore, je n'ose vous le dire. C'est un voisin que j'ai, quelque peu faible d'esprit, point fumeur, mais prisant beaucoup, tout aussi distrait que moi, davantage même. «Voyez-vous, me dit-il, si cette loi passe, je me connais, je suis un homme perdu. — Comment cela ? — Vous ne devinez pas?... Si j'ai sur ma cheminée les cendres de ma famille, dans deux jours,j'aurais tout prisé. » Je lui ai promis d'intercéder auprès de vous, monsieur le savant: tout simple qu'il est, c'est un si brave homme, que vous ne voudrez pas, j'en suis sûr, l'exposer à priser sa famille. Pardon, monsieur l'auteur, un mot, s'il vous plaît. Les savants, dites-vous ? Vous avez de la bonté de reste. C'est pour faire les savants qu'ils battent en brèche ce que nos sentiments ont de plus beau ; c'est pour se faire remarquer. A votre compte, seraient savants des hommes par milliers qui ne savent même pas lire. — Je me trompe en effet peut-être; mais je me sens si faible en face de l'inconnu, que je considère comme natures d'élite ceux qui ont dans l'obscurité l'assurance que j'ai à peine en plein jour. — Vous en avez vu de ces gens-là? Ne seriez-vous pas un peu naïf? Si tout subitement vous allumiez une lanterne, à l'instant même où ils grossissent leur voix pour vous dire de ne rien craindre, vous verriez que leur figure est verte. Oh ! les pauvres !... pires donc que des étranglés ?... Revenons à notre enterrement. La fosse est très large , comme celle des Arabes. Au fond, la place du mort est creusée et garnie de briques. C'est là une belle pensée. Le rabbin murmure quelques prières, on incline le brancard, deux hommes prennent le corps, l'un à la tête et l'autre aux pieds, et le passent à deux autres qui sont dans la fosse. Pendant cela, tout à côté, en face d'un petit monument, — tombe fraîche encore, de deux mois, me dit-on, — se lamente une jeune femme, accroupie sur les genoux, criant de toute sa voix, et, à défaut de larmes, cherchant à traduire sa pensée par le mouvement des mains et des bras, nous regardant sans cesse comme pour nous dire : « Voyez donc comme je suis désolée ! » Elle ne se déchire pas la figure, ne se frappe non plus la poitrine. L'un des assistants cherche à la calmer, et elle redouble d'animation. Fade comédie ; ce n'est pas beau. Nos deux fossoyeurs ont couché le corps dans son étroite demeure de briques. On le recouvre de dalles, pour que la terre ne le touche pas. Je l'ai dit déjà, c'est une belle pensée, qui proteste contre l'irrévérence du début. C'est à moi que l'on passe la pelle pour la première pelletée de terre à jeter sur les dalles. Les honneurs d'un chrétien ne leur répugnent donc pas. A côté de moi, le fils du mort tient une Bible à caractères hébreux, et il lit quelques versets. Au sortir du cimetière, avant de faire le dernier pas. ils prennent quelques feuilles, ou un peu d'herbe, ou un objet quelconque, qu'ils jettent par dessus l'épaule, en arrière et sans se retourner. J'aime mieux le chrétien, qui se retourne et jette un dernier regard. ENTERREMENT ARABE Voyez-vous devant une porte, dans cette ruelle, une douzaine de femmes qui se lamentent, poussent des hurlements, se frappent la poitrine et se déchirent les joues ? Elles pleurent un mort. Leurs yeux sont purs de larmes. Les hommes seuls iront à l'enterrement. C'est trois jours plus tard que les femmes iront au cimetière, — pleurer n'est pas le mot, — se désoler sur la tombe. Point de cercueil. Le cadavre, qu'on a préalablement enveloppé d'un drap , est porté par quatre hommes, dans une civière de bois commun. A Tlemcen, c'est un simple brancard, sans caisse ; ce qui n'est pas beau, car on voit le corps se rouler plus ou moins et suivre sur les barreaux le mouvement des porteurs. On marche vite d'un pas rapide et allongé, et l'on chante sans interruption, un groupe entonnant un verset, l'autre groupe répondant. Le chant varie selon les localités : à Tlemcen, il est très animé, plutôt gai que triste, rappelant un peu l'air connu de la chanson : « Gai, gai .de profundis! Ma femme a perdu l'âme; gai gai, de profundis ! Qu'elle aille en paradis ! » A Constantine, il est beaucoup plus grave, on dirait un chant d'église. La fosse a la profondeur qu'exigé la loi, mais elle est plus large, comme celle des Juifs. Deux hommes sont là-dedans pour recevoir le corps. La civière étant un peu penchée, on le leur passe; ils le prennent de leur mieux et le déposent au fond, dans une place qu'on lui a faite, nouvelle fosse dans la grande, sans briques, à parois nues et crues. On y a jeté quelques touffes d'herbe. Des dalles sont d'avance préparées et essayées, — précaution que n'ont pas les Juifs; —on les adosse sur l'un des côtés et l'on n'a plus qu'à les coucher sur la petite fosse. On bouche les interstices au moyen de petites pierres et de blocs de terre, puis, comme chez nous, la pelle fait le reste. Si c'est une femme, ce n'est pas à découvert qu'on la descend : quatre hommes tendent le voile de la civière, —voile de soie, fond violacé, — l'avancent à mesure que le corps glisse, et de fait avec tant de précaution, qu'il est impossible de voir ce qui se passe en-dessous. Ils le tiennent ainsi tendu sur les bords de la fosse jusqu'à ce que les dalles soient à leur place. Pendant la mise en terre, le marabout s'est assis, non loin, entouré d'un groupe, ne chantant plus, mais priant tous à haute voix. Un pourvoyeur est là , muni d'un couffin ; il distribue quelques figues et du gâteau à miel. |