Document original mis à notre disposition par le Centre de Documentation Historique sur l'Algérie
|
|
SIDI AHMED EL KEBIR, PATRON DE BLIDA Le sanctuaire de Sidi Ahmed el Kebir est à quelque trois kilomètres au sud de Blida. Laissant à gauche la route de Chréa. on remonte la vallée de l'Oued el Kebir pour arriver aux premières pentes de l'Atlas. Si l'on faisait quelques pas dans la forêt, avant le premier pont, on arriverait au cimetière bien dissimulé sous ses oléastres centenaires de Sidi-Ali Gaïour, aux vieilles tombes souvent couvertes des plumes blanches des volailles égorgées. Un peu plus loin en amont, si l'on traversait la rivière, on tomberait sur la roche peinte en rose, la source et le palmier de Nana Aïcha. Plus en amont encore, avant la fourche des deux torrents dont la réunion forme l'Oued el Kebir, sur la gauche de la route, un portail est surmonté d'une inscription arabe indiquant l'entrée de la Zaouïa et du cimetière de Sidi Ahmed el Kebir.
LE CIMETIERE AUX VIEUX OLIVIERS SAUVAGES Vous entrez et vous vous trouvez dans une sorte de cour bordée par des galeries où les pèlerins installent des chambres en suspendant des tentures, et par une salle de prière rustique, précédée elle aussi d'un portique. Devant une fontaine aux eaux fraîches et abondantes passe le chemin qui monte au cimetière en longeant un énorme rocher surmonté d'un caroubier centenaire. Sur la droite, la maison de l'oukil, gérant du sanctuaire, et un petit village d'une trentaine de maisons au milieu des verdures, habité exclusivement par les descendants du saint. Le cimetière est mi-citadin, mi-campagnard. Il y a de vieilles tombes toutes simples avec les deux « témoins » à la tête et au pied. D'autres, toutes neuves, ont des stèles artistement découpées, où des noms et des dates en français se mêlent parfois aux phrases arabes et aux versets coraniques. Les deux principales tombes sont celles de Sidi Ahmed el Kebir et de son père Sidi Belqâsem. Chose curieuse, elles ne sont pas couvertes de la classique coupole. Au milieu d'un dallage de faïence, la tombe est surmontée de l'ordinaire taboût de bois peint couvert de soieries multicolores. A chaque extrémité, deux cippes de maçonnerie cubiques sont surmontés par un cône et sur une de leurs faces une petite niche reçoit les bougies et les parfums que les dévots font brûler. Le tout est abrité par un toit à double ou quadruple pente supporté par quatre piliers de bois. Les deux saints en effet n'ont pas voulu de qoubba. Quand ils moururent, des maçons andalous furent engagés pour édifier l'habituelle coupole ; mais à peine terminé, l'édifice, un beau matin, fut trouvé à terre. Les fils du saint se mirent eux-mêmes à l'oeuvre, mais la coupole s'écroula encore sans raison apparente. On comprit qu'il ne fallait pas insister et l'on s'en tira par l'expédient que nous venons d'indiquer. SIDI AHMED EL KEBIR ET KHEIREDDINE. Sidi Ahmed el Kebir est le fondateur de Blida dans un terrain où il n'y avait auparavant que quelques cabanes. Il avait épousé une femme des Ouled Solthân, fraction des Béni Khelîl, qui habitaient la plaine et les premiers contreforts de l'Atlas. Il avait arbitré les disputes pour la répartition des eaux. Quand des Musulmans andalous, chassés d'Espagne, se réfugièrent sur la côte algéroise avec l'aide des frères Barberousse, et se trouvèrent en but aux vexations des montagnards de Chenoua, Sidi Ahmed el Kebir se fit leur protecteur, alla les chercher et les installa sur la rive droite de l'oued Roumman, le futur oued el Kebir, à El-Hamada (le champ de Mars de Blida). Il obtint même de Kheireddîne, quand le fameux pacha vint le voir en 1535, la construction d'une mosquée, d'un hammam et d'un four, qui furent le noyau de la ville. Il mourut en 947 de l'Hégire (1540), laissant trois fils, lesquels, avec les descendants de son frère El Hâni, sont les ancêtres de tous les habitants de l'actuel village. On lui prête les miracles les plus extraordinaires, négligeant que le plus remarquable sans doute était d'avoir mis la paix parmi les tribus et réglé heureusement la répartition des eaux. Ces eaux, il les avait captées dit-on, en leur faisant signe de le suivre, au cœur de l'Atlas ; il les avait emprisonnées dans son rocher ; il les avait fait jaillir d'un coup de son bâton. Les Béni Bou Nsaïr n'avaient pas voulu croire en lui ; ils furent dispersés au profit des Béni Salah. Et le colonel Trumelet (1), qui a recueilli plusieurs de ces légendes, connut, à la fin du siècle dernier, deux survivants qui conservaient leur rancune amère. Cette question des eaux était vraiment capitale. Un Marocain voulut corrompre le saint et lui acheter la totalité au détriment des Ouled Solthân. Sidi Ahmed secoua son caroubier d'où tombèrent des pièces d'or, pour montrer qu'il n'avait pas besoin des richesses de ce monde, et l'homme s'enfonça dans la terre. Quand ceux de la plaine allèrent jusqu'aux rixes mortelles, Sidi Ahmed arrêta complètement les eaux et il fallut que Sidi Medjebeur, des Béni Khelil, qui a sa tombe près d'Oued El Alleug, intervienne en personne.
LE PELERINAGE DE L'AID. Le principal pèlerinage à Sidi Ahmed el Kebir a lieu le second jour et le troisième jour de l'Aïd Seghir. La première journée est plus particulièrement celle des gens de Dalmatie, les Oued Ya'ich, qui descendent d'un berger, l'un des premiers compagnons du saint après son arrivée dans la gorge. Le lendemain est plutôt réservé aux Blidéens. La foule se presse dans la première cour. Les arcades des galeries sont fermées de tentures derrière lesquelles des familles se sont installées pour camper et où d'autres préparent le tha'am, le repas de couscous qui sera offert à tous les pèlerins. L'eau de l'anceur coule joyeusement. Et voici le grand rocher blanchi à la chaux que couronne la blanche troupe de femmes mêlée de petites filles roses ou vertes. C'est la « pierre creuse », car une excavation y indique la direction de la prière. C'est aussi la hajrat en nechra, la pierre aux sacrifices, car c'est à ses pieds qu'on immole les victimes, depuis le bœuf paré de fleurs et de papier doré, qu'avant la guerre les Blidéens amenaient en grande pompe, jusqu'aux simples poulets qu'on égorge pour les malades. C'est aussi ech-cherïa. la pierre du Droit, de la Loi, de l'Assemblée des Saints. On l'oint de henné ; on fait brûler des bougies et des encens dans sa niche. Elle est surmontée d'un caroubier qui l'enserre de ses racines (2). On dit que Sid el Kebîr avait coutume de s'asseoir adossé à elle, ou de faire ses ablutions à son sommet. On dit aussi que le Moul Ez-Zebboudjat, le maître des oliviers sauvages, l'ancien génie évidemment, trônait sur cette pierre, attendant Sid el Kebîr à qui il devait céder la place, comme les dieux celtiques ont cédé la place aux saints chrétiens. De même dit-on que la source voisine, l'anceur aux eaux bénéfiques dans lesquelles on jette des offrandes, est jaillie du sang d'un noir génie (3). Nous ne nous étonnerons pas de voir aujourd'hui Sid el Kebîr successeur et seigneur de ces forces mystérieuses dominées par lui au bénéfice des croyants monothéistes. (1) Blida - 1887 Chapitre XV (2) Desparmet "Le mal magique": 1932 p277 cite ces deux proverbes significatifs de la l'arbre et de la pierre: "Celui qui met son intention dans l'arbre et la pierre réussit" "Un pays sans pierre ni arbre" pour ainsi dire un désert (3) Ibid p275 et 286
Aujourd'hui les notables du pèlerinage, de la Oua'da, du vœu (le Vuot, la Vogue de notre Sud-Est) sont assis au pied du rocher sacré et un petit orchestre joue doucement. Il y a là une ghaita un peu acide (hautbois), deux thbeul, tambours à deux peaux que l'on frappe avec une fine baguette, tâchbil, et avec un bâton renflé, choûqal, pour varier les sonorités, un grand tambourin, bandîr, et deux thbilât, petits tambours jumelés formés d'un casque de métal sur lequel on a tendu une peau. Un mouton est amené et vendu aux enchères. Puis nous montons vers le cimetière. Une foule de pèlerins campent alentour sous les grands oliviers sauvages, les centenaires zebboûjes, qui sont eux aussi marabouts. Hommes, femmes, soldats, enfants, s'approchent des deux tombes de Sidi Ahmed et de Sidi Bel-qacem, passent les mains sur des cippes cubiques, s'accroupissent près du catafalque, soulèvent les soieries, prennent de la terre de la tombe, murmurent des prières qui tiennent de la litanie et du gémissement. Ils laissent alors place à un chœur de pèlerins qui pendant une heure vont psalmodier leurs litanies, entremêlées d'invocations en faveur de ceux qui donnent à la collecte qui sera remise tout à l'heure à l'oukil. On vend des cierges de diverses couleurs. On me donne un de ces « pains de Sidi Ahmed el Kebîr» que l'on quêtait jadis la veille de la fête en nombre considérable dans les rues de Blida. Un descendant de Sidi Belqâcem tient à m'emmener jusque chez lui. Nous traversons le premier cimetière, celui des marabouts. Nous passons devant la tombe soignée du fameux Kinaï, qui mourut à Blida, après avoir fait nombre de fondations pieuses dans les mosquée d'Alger. Nous traversons le second cimetière où tant de Blidéens aiment avoir leur tombe. Nous suivons un sentier au flanc de la montagne et arrivons dans un autre bosquet sacré. A l'ombre de magnifiques zebboujes, une tombe basse, qoubba en miniature fraîchement chaulée, accôtée des lampes antiques, bougies et brûle-parfums, habituels, est consacrée à Sidi Charef, dont je ne saurais dire quel il fut. De nombreux chiffons, ex-votos dont chacun correspond à un vœu, à une prière, à un désir, à une plainte, à une angoisse, pendent aux branches basses et surtout aux jeunes pousses des arbres, dont les pieds eux-mêmes ont été passés à la chaux. Une bougie brûle dans la niche à la tête de la tombe. La racine d'un très vieux lentisque qui s'entrelace à l'oléastre fait penser aux mariages d'arbres du Dekkan. A quelques mètres, on distingue une ancienne petite grotte chaulée qui semble abandonnée. Vénère-t-on l'arbre, le lieu, le génie qui habite le lieu ou l'arbre, l'homme qu'on suppose enterré là, la force vitale cosmique dont l'arbre est l'expression, l'ancienneté d'une vie accumulée, l'accumulation d'une piété millénaire, la beauté mystérieuse de ce bois ? Tout cela qui contribue à faire du sacré mélange d'admiration, de peur, de désir et d'amour. Quand nous revenons à Sidi Ahmed el Kebir, la foule est redescendue vers la grande cour. Les enfants sont assis au milieu, les notables sous le portique de la petite mosquée devant laquelle arrive le cortège de la zornajia des musiciens. Deux pèlerins esquissent une danse des bâtons pathétique et brève. L'orchestre joue encore quelques morceaux dont le dernier est une Marseillaise aux mode et fioritures savoureuses. Puis les tentures se soulèvent pour laisser passer les djefnas pleines de couscous qu'on va manger par petits groupes. Ce sont les Ouled Sidi Ahmed el Kebîr et les généreux donateurs qui offrent le tha'am. On jette par douzaines les grandes cuillères de bois. Les enfants s'en donnent à cœur joie et il est, ce jour-là, de tradition de ne les contrarier en rien. Les vieux racontent les miracles du saint. On parle aussi des eaux, de l'électricité, du prix de la vie. C'est le lendemain, troisième jour de la fête, qui attire plus spécialement les Blidéens. Aux fellahs succèdent les citadins. A vrai dire, s'ils continuent les traditions avec noblesse, les Ouled Sidi Ahmed el Kebîr ont perdu beaucoup de leur grandeur passée. Leur vie est des plus modestes ; leurs propriétés se sont effritées ; le don des miracles s'est éloigné ; et la médersa qui fut, paraît-il, longtemps fameuse parmi les étudiants du Maghreb, n'est plus qu'un souvenir. Il n'en est pas moins saisissant de trouver réunis dans cette vallée qui ressemble tant à celles de nos Pyrénées, tous les éléments du pèlerinage classique, chrétien ou musulman : la source, les arbres, la pierre, la grotte. C'est ce qu'a bien mis en valeur Desparmet (1) auquel rien de la vie secrète de Blida n'était caché, et qui décrit, à côté de beaucoup d'autres coutumes, les rites d'incubation dans les galeries du sanctuaire, les sacrifices, et les jolies chansons de l'escarpolette, les tahouaf, qu'y venaient chanter les jeunes filles. Ici, la grotte est représentée, à droite du cimetière, par une dépression dite matmora, sorte de silo effondré, ou le saint faisait, disait-on, ses ablutions et où les femmes, désirant avoir des enfants viennent faire les leurs trois vendredis de suite. Et aussi par deux grottes naturelles des gorges voisines -la khaloua de Sid el Kebir dans l'oued Taberkatchent, qui aurait été la première demeure du saint dans le pays et ou il aurait laissé soit un double spirituel, rouhania, soit une partie de ses serviteurs ; et la grotte, plus difficile d'accès, dont on voit l'entrée blanchie à la chaux au-dessus des eaux bruyantes du torrent, de Lalla Nfissa sa fille, dans le Kef bou Amrane (2). Ces grottes sont comme des porches du monde invisible; des pèlerins y ont vu s'ouvrir des sites étranges, de merveilleux paysages et de somptueux palais. Ces génies aujourd'hui sont les « Bonnes Personnes ». La malignité fréquente chez leur race, est neutralisée. Les forces mystérieuses de la nature sont rendues bienfaisantes par l'autorité du saint. Et le saint est une âme humaine qui a mis de l'ordre en elle-même et commande aux forces élémentaires, l'Homme parfait, l'insân el kâmil, l'Homme Universel, noeud de l'univers et pont entre les deux mondes. Une méditation plus philosophique, dégagée des fabulations et surmontant les désirs fera apparaître aux grands çoufis que la puissance sur le monde coïncide avec la soumission à l'ordre du monde et le renoncement au désir personnel. Sans doute le renom de Sidi el Kebir est toujours grand; les pèlerins sont encore nombreux; mais la zaouïa vit un peu sur sa gloire passée. Le sommeil qui a gagné le village n'y a pas éteint les désaccords; le prestige s'en ressent et l'unité d'action n'est pas sauvegardée même par habitude, fréquente en pareil cas, de nommer un oukil hors de la famille. (1) Le mal magique -1932- Chapitre XIV (2) Les femmes y viennent le vendredi pour les cas gynécologiques et les troubles de santé; les hommes surtout pour se guérir de l'impuissance, des troubles de la vue et pour trouver du travail. Les femmes y font leurs ablutions comme à la Matmora. Sid El Kebir, moulay sba'a mhall, maître de sept armée de génies, avait céder à sa fille une de ses mehalla. ibid p282
LE CEDRE GEANT DE BABA MHAMMED. Les courants de pèlerins subissent des variations. Alors que dans certaines parties de l'Algérie, le Constantinois par exemple les pèlerinages aux santons locaux semblent en régression ; ils paraissent au contraire en recrudescence depuis la guerre dans l'Atlas blidéen. Mais ce n'est pas, Sidi Ahmed el Kebîr qui en profite. Un dicton lui fait dire à son disciple Baba Mhammed : « Dans quatre siècles, le pèlerinage à ta tombe sera plus important que celui à la mienne ». La prophétie serait en train de se réaliser. Au mois d'août dernier, la ziara de Baba Mhammed a réuni des centaines d'hommes, femmes et enfants On se demande d'ailleurs comment ils ont pu tenir sur l'étroite crête boisée où se trouvent le cimetière, la tombe et le fameux cèdre de Baba Mhammed. On s'y rend de Blida en quelque trois heures de mulet, par la piste de la restauration des sols (admirable et très nécessaire travail de banquettes et de plantations ou semis), puis par un sentier assez rude, peu après le hameau de Belghouts. La tombe de type courant, avec ses deux « témoins » est, non point surmontée, mais prolongée par une qoubba en pain de sucre ; le tout sur une petite terrasse rectangulaire dont une moitié est abritée par une toiture de tuiles à deux pentes, un mur de briques au fond, trois arcades à jour par devant. Dans le cimetière, qui est celui des descendants du saint, poussent chênes et micocouliers. A droite de l'édifice s'élève un magnifique cèdre à quatre branches maîtresses (une pour chacun des fils de Baba, Mhammed), le plus beau cèdre peut-être de toute l'Algérie, au pied duquel on dépose des bougies et fait brûler du jawi. Jadis, me dit-on, deux montagnards coupèrent deux branches de cet arbre vénèré, où se fait vivante et pleine de sève la majesté puissante de l'Atlas ; le lendemain les branches avaient repris leur place et les sacrilèges étaient morts. La fête annuelle a lieu dans la saison des figues, au cœur de l'été, du dimanche soir au mardi matin. On y tue une dizaine de chèvres et de moutons. Il y a, dans ce coin de l'Atlas, plusieurs saints qu'on appelle, plutôt que Sidi Baba, terme d'amitié et de respect : ce sont les disciples et serviteurs de Sidi Ahmed el Kebîr ou des chorfa de sa famille : Baba Mhammed, à Belghouts, Baba Moussa, plus loin, vers Tala Zid, Baba Slimane, aux Glacières, Baba Saïd, près de Sidi Aïssa, à l'est de Chréa. Quant à Sidi Ahmed el Kebîr, lui-même, il aurait été initié, selon certaines traditions, par Sidi Yacoub, le fameux chérif venu d'Andalousie ou du Maroc, dont la tombe, visitée le samedi, s'élève aux portes de Blida dans le Bois Sacré aux célèbres oliviers sauvages plusieurs fois centenaires.
|