VERS LA GLACIERE

Texte extrait du journal Le TELL

1906

Carte Etat Major 1901

On peut décidément passer de bonnes heures à Blida, si on aime un peu la nature, et si on sait aller chercher dans la solitude des hautes montagnes le réconfort et le recueillement que l'on est toujours sûr de trouver lorsqu'on prend la peine de gravir les chemins qui montent... Jeudi, le pittoresque sentier qui conduit  à la Glacière répercutait les échos  d'une petit caravane d'élèves du Collège, heureux de délier à la fois leur langue et leurs jambes, déjà  presque engourdies par les longues heures d'études, heures de silence et d'immobilité. Aussi, quel entrain à chaque départ! Nos jeunes élèves ne perdent pas une occasion de faire quelques excursions dans la montagne. Et qui saurait les en détourner? Qui saurait nier les avantages incontestables de pareilles cures d'air pour ceux qui sont condamnés à vivre dans une atmosphère confinée? Quel plaisir pour nos jeunes potaches de trouver devant eux  un horizon plus éloigné, une route libre, et d'exercer dans les rampes ravinées des montagnes, leur élasticité juvénile. On ne sent plus sur les épaules le poids des murailles épaisses du collège, on est moins oppressé par la rigueur de la discipline, qui doit  persister cependant plus que jamais sur les hauteurs: mais cette discipline semble s'adoucir; le maître devient un compagnon de route que l'on écoute pour son expérience....

... Et, tandis que l'on cause gaiement des difficultés de la route, de l'arrivée triomphale à la Glacière, on commence soudain à gravir la première pente.  Le chemin s'engage alors franchement, presque en ligne droite sur le premier contrefort de l'Atlas. Parfois ce raidillon se redresse tellement, que les eaux d'hiver, emportées par un mouvement de cascade, ont profondément raviné le sol, mettant à nu les pierres et décharnant les racines des arbres. Mais qu'importe? Le chemin serait peut être moins agréable s'il était moins raboteux, et que ne ferait-on pas pour respirer  l'air pur que l'on trouvera là-haut?

Ce long ruban de chemin que beaucoup de personnes trouvent interminable, n'est pas si terrible pour quiconque "sait ménager sa monture". Là, plus que jamais, il faut mettre en pratique le vieux dicton populaire: "Chi va piano, va sano".

... Nos jeunes élèves cheminaient donc lentement au départ, lorsque leur curiosité fut éveillée par une série d'inscriptions artistiquement dessinées sur les gros rochers des talus, et qui indiquaient avec une originalité saisissante, souvent ironique et spirituelle les différents accidents de la montée. Quel est le génial auteur de cette entreprise? Nul ne parait le savoir. En tout cas, grâce à son esprit, la route s'est déroulée avec plus de rapidité que de coutume: c'est d'abord: la "Rampe Béhanzin" ( A tout seigneur, tout honneur!) notre hôte royal ne méritait pas moins, et puisqu'il nous a quittés à jamais, je suis heureux qu'on ait pensé à lui, et qu'il nous laisse son illustre nom. Cette rampe assez longue et pénible conduit au "Belvédère du Dahomey", d'où on domine la ville des roses et d'où apparaît, cachée dans la verdure la villa "La Paisible".  La  "Halte des pataouettes",  est sans doute un lieu de rendez vous pour le jour de la "Mouna ", puisque un peu plus haut, après avoir parcouru l'exotique "Avenue des troncs de figuier", on passe au  "Casse Croûte des Pépètes". Nous voilà donc au cœur de l'Espagne. Tout est gai et riant, et on s'attend, au détour du sentier, à entendre quelque  mélodie de mandoline ou de guitare, lorsque brusquement, à l'entrée de la propriété Levêque, on s'engage dans le "Défilé du Coupe  Gorge". Ca y est! nous voilà dans la Sierra Morena. Pourvu, mon dieu, que José Maria soit assez galant pour nous laisser passer!...Et l'on éprouve une sainte frayeur lorsque l'artiste a voulu raffiner sa plaisanterie, en laissant le blanc de céruse, pour dessiner son inscription avec de la peinture écarlate qu'il a prodiguée en ce sinistre passage.- Après cette émotion, dûe aussi à la dure épreuve du départ, on passe d'un air narquois devant le "Point terminus des éclopés" et on s'engage hardiment dans les "Tournants Rovigo ". Le coup  de collier est dur, mais qu'importe, puisqu'on trouve à la sortie le sympathique "Caroubier des Familles" avec la "Halte des vieux papas ". On s'attarderait volontiers à contempler le paysage qui a été originalement baptisé "Point de vue Fromentin", et qui me rappelle  les belles descriptions de cet écrivain dans son "Année dans le Sahel ". Mais il faut continuer sa route, et déjà on voit couler le "Niagara (illisible) " qui s'est débarrassé , à notre grand regret des lacs Erié et Ontario. Puis après la "Belle Corniche de la Mitidja", le Boulevard de France ou Boulevard de la République ", déroule sa belle perspective jusqu'à l'entrée de la "Vallée de la  Rivière aux puces ". Là, le sentier reprend son élan: c'est alors, "la  Rue du Chameau ", qui nous rappelle  une des rues les plus abruptes de la Casbah, la "Fourchette de Sidi Abou Bekr ",  où l'on ferait facilement fausse route sans la direction donnée par le fil téléphonique, les "Roches Pourries", véritable  avalanche de roches effritées, le "Trou du Mort " où les eaux de pluie ravinant un vieux cimetière découvrirent un jour un squelette; au dessus, le " Jardin des Asphodèles ",très joli mais trop éphémère et qui pourrait s'appeler pendant une  partie del'année le "Champ des Fougères"; l'ouverture béante et noire du " Grand cañion du Colorado ", invite ensuite le touriste, à éviter une longue traversée pour aller voir bien loin en Amérique ce qu'il a tout près, à quelques heures de Blida; enfin, se détache de loin une inscription typique qui est le cri inconscient de l'alpiniste algérien lorsqu'il arrive enfin au sommet d'une forte pente: "Yen Amar"! - En effet,  "Yen Amar" mais c'est fini; le dernier coup de collier est donné. Grâce au nouveau chemin forestier de la "Chataigneraie ", on peut se considérer comme au but. Plus de rampes abruptes, plus de chemins ravinés: on marche d'un pas plus ferme et plus alerte, tandis que devant les yeux émerveillés se déroule un paysage nouveau, d'abord celui de "Bel Horizon ", ensuite celui de la "Montagne Chauve". Le chemin descend alors insensiblement dans la vallée supérieure du Beni-Aza, franchit la "Porte de Fer" qu'on pourrait aussi appeler "la Brèche de Roland ", et aboutit au "Ravin des Cascades" où après un gracieux "Looping the Loop " plus artistique que dangereux, on remonte rapidement à la Glacière par la "Vallée des Fleurs d'Avril "; aussitôt après le petit "Col de Roncevaux", le sentier retombe dans l'ancien chemin, presque à l'entrée de l'hôtel, tout près des deux petits cèdres jumeaux, plaisamment dénommés "Roméo et Juliette ".

 

Et, quand on arrive, on est tout étonné d'avoir marché aussi rapidement et d'être tout à fait dispos. Ces  inscriptions nous ont, en effet, beaucoup amusé, car elles  paraissaient toujours n'avoir pas  été mises au petit bonheur, et caractérisaient bien l'aspect des lieux. Le meilleur hommage que l'on puisse adresser à l'artiste anonyme est contenu dans cette réflexion typique, d'une sincérité naïve, tombée de la bouche d'un des mes élèves, à son arrivée à  la Glacière:" Quel dommage d'être arrivé! Si nous avions encore trois ou quatre kilomètres à faire, nous aurions trouvé de nouvelles inscriptions!.....

Jean RIGAL

Répétiteur au Collège