Extrait de l'Afrique du Nord Illustrée du 03/04/1920 |
LE CADI QUI DONNAIT RAISON AUX FEMMES Dans la petite ville de Blida vivaient un cadi el sa jeune épouse. Le ménage était parfaitement uni. Le cadi, qui aimait beaucoup sa femme et, ne voulait point qu'elle s'ennuyât (elle n'avait pour distraction qu'un bébé de quelques mois), avait fait pratiquer à une des parois de la salle du Jugement, une sorte de lucarne qui ouvrait sur la cour de sa demeure. Et, de là, cachée par un rideau cle tulle, la jeune femme pouvait, assister sans être vue à toutes les discussions qui venaient devant la mehhekma. Les affaires de divorce surtout l'intéressaient, — et Allah.sait si elles sont fréquentes chez les Arabes ! Mais elle s'aperçut bientôt que son mari, que l'on disait si juste, donnait toujours raison aux femmes. Elle en fut jalouse. « Jamais mon mari ne trouvera le tort du côté de la femme? La femme aura donc toujours raison pour lui ? » Elle se promit de le guérir. Un matin, le cadi prévint sa femme qu'ils auraient à dîner des hôtes de choix, Il prit conseil d'elle pour tout ce qu'il fallait acheter: la semoule la plus fine et la plus blanche, les courgettes les plus fraîches, la pastèque la plus grasse et la plus sanglante, et suivi de son nègre Ambarek, il se rendit au marché de Bab-el-Rarba. Aussitôt, la jeune femme, appela sa Ambarka, sa négresse. — Vite, au marché de Bab-Es-Sebt! Achète-moi la semoule la plus noire, les courgettes les plus vieilles, la pastèque la plus maigre et la plus blanche !... A six heures, le dîner était servi. Le cadi, tout heureux, vint jeter un dernier coup d'oeil dans la salle à manger. Mais quelle ne fut point sa déception quand il vit, sur un plateau de cuivre sale, un couscous qui fumait couleur de terre, des pains gris, sans levain, et, dans des assiettes ébréchées, quelques tranches de pastèques minuscules, aussi livides que des concombres ! Le cadi sortit au milieu de la cour et appela sa femme. — Mouny ! cria-t-il d'une voix tonnante, qu'est-ce que ce dîner de chiens que je vois clans la salle à manger? — Mais... mon mari... tu deviens fou... C'est le dîner que tu as acheté... — Moi, j'ai acheté cette semoule de deuil et cette pastèque qui ressemble à un oignon malade ? Tu es folle !... La discussion s'envenima. Les voisins, entendant les éclats de voix, vinrent demander de quoi il s'agissait. Le cadi, furieux, leur conta l'aventure. Ils demeurèrent très étonnés. Lacca Mouny ne protesta point. Elle pria ses voisins d'entrer admirer ce dîner dont le cadi disait tant de mal. — Oh! Sidi... pardonne-nous!... Jamais pain ne fut si doré, ni couscous si blanc !... — Vous lui donnez encore raison ?¦ Vous dites que le couscous et le pain sont beaux? s'écria le cadi, en pénétrant, à son four dans la salle à manger. Mais il s'arrêta au milieu de la pièce, interdit, les yeux écarquillés. — Oh!... mais, maintenant... moi aussi, je les vois beaux... — Il devient, fou... il devient, fou... murmurèrent les voisins en se retirant. Ambarka, sur l'ordre cle sa maîtresse, avait, pendant la discussion, remplacé le plateau sale aux produits ordinaires qu'elle avait achetés elle-même, par un plateau splendide, garni des produits fins qu'avait achetés le cadi... * * Le dîner terminé, les invités partis, la jeune femme, restée seule avec son mari, se leva boudeuse, et. s'approcha du berceau de leur enfant. —O mon mari, dit-elle, jamais je ne te pardonnerai l'affront que tu m'as fait aujourd'hui au milieu cle nos voisins! D'une femme comme moi, tu as osé te plaindre?... Eh bien ! cet, enfant, ce seul lien qui nous unit, je vais le faire disparaître... Elle prit, reniant du berceau et, courut le précipiter dans un puits qui se trouvait au milieu de la cour. Le cadi vit rouge. Pour la première fois, il tomba sur sa femme à bras raccourcis. Puis il cria : — Courez à nous ! Courez à nous, ô mes voisins ! Les voisins accoururent. On s'organisa pour repêcher l'enfant. .Mais. Lalla .Mouny les arrêta d'un geste. — Vous croyez ce que vous dit un homme qui a perdu la raison'. Venez voir notre enfant: il dort comme un ange dans son berceau... Et, de fait, c'était un simulacre d'enfant une poupée, une poupée genre Karagueuz, que la mère avait précipité au fond du puits. Les voisins s'éloignèrent, jetant des regards de pitié sur le pauvre cadi, avec la conviction qu'il était devenu fou. C'est le soir, dans la chambre à coucher immense, somptueuse, aux vitraux multicolores. Des rideaux de mousseline blanche, à demi relevés, laissant entrevoir, au fond d'une alcôve, un grand lit de cuivre, qu'éclaire la lueur d'une veilleuse bleue. Un brûle parfums répand des senteurs voluptueuses de musc et de jasmin. Lalla Mouny, allongée sur un sofa de velours, les bras repliés sous sa tête, tient ses beaux yeux baissés... Ses lèvres, toujours boudeuses, refusent de répondre à la prière de son époux. — Allons, femme... pardonne une journée d'énervement, et monte te coucher... Lui est encore tout habillé, avec son ample gandoura de laine et ses pantalons bouffants. Sur sa tête, il porte encore le turban à huit ou dix rouleaux des notables. — Allons, je t'en supplie... Monte te coucher... Elle détourne sa tête ornée cle franges d'or et ne répond pas. . ¦ A la troisième supplication, enfin, elle daigne ouvrir la bouche, Mais c'est pour ordonner à son mari, s'il veut qu'elle lui accorde son pardon, de prendre deux foulards et de se mettre à danser à la façon des bayadères, d'un bout de la chambre à l'autre. Le cadi rougit jusqu'aux tempes. — Comment? moi, un cadi, tu veux que je me mette à danser avec des foulards.?... Dis-moi, maintenant, qui de nous deux est fou ? — Si tu ne danses pas, je ne monterai pas me coucher. Lalla Mouny fut inflexible. A cette condition seule, elle oublierait, les affronts de l'après-midi. La punition était bizarre, mais il fallait s'y résoudre. Notre homme déposa toute sa majeté de cadi, prit les deux foulards, et s'empêtrant les jambes dans ses pantalons, au risque, de tomber à la renverse, balançant, la tête sous son turban monumental, gauche, ridicule, au regard enivré de sa femme, il dansa bel et bien d'un bout à l'autre de la chambre immense. * * * Le lendemain matin, deux époux se présentèrent à la mehhekma pour affaire de divorce. Aux premières paroles de la femme, le cadi l'interrompit avec véhémence : — Tais-toi, descendante des Ma Settout. Les femmes? Que Dieu les maudisse ! Et puis, s'eff'rayant, du blasphème, malgré tout, il ne put s'empêcher d'ajouter plus bas. — ... sauf celle que nous aimons. ElISSA RHAÏS. |