Historique de la création de Joinville, Montpensier et Dalmatie

Joinville vu par Alexis de Tocqueville

 

 

JOINVILLE   et   MONTPENSIER

Les premières créations de villages dans la plaine entreprises d'après le plan du comté Guyot se firent autour dé Blida. Ce furent, en 1843, Montpensier, dans l'enceinte de l'ancien Camp inférieur, et Joinville, dans celle de l'ancien camp supérieur ; en 1844, Dalmatie, au pied de l'Atlas, à 4 kilomètres à l'est de Blida, sans compter l'annexe civile de Béni Mered, qui ne fut peuplée qu'en 1845.

Le directeur de l'Intérieur ayant proposé, au début de février 1843, la fondation de deux villages sur le territoire de Blida, le Ministre de la guerre le pria de s'occuper activement de ces créations de concert avec le Directeur des Finances, Blondel. « Il existe, sur le territoire de Blida leur écrivait-il, des points où il serait possible de placer dès à présent, dans des conditions complètes de sécurité, un certain nombre de familles. Ce sont les anciens camps dits Supérieur et Inférieur à présent abandonnés et qui peuvent recevoir l'un 15 à 20 familles, l'autre 30 à 40, sans qu'il soit besoin de s'occuper des enceintes qui existent, ce qui rendrait le placement favorable et peu dispendieux1. »

1. Soult à Guyot et à Blondel. 23 février 1843. Atch. Nat. F 801152

Blondel ayant présenté à Guyot des observations au sujet de ces créations, il lui répondit d'un ton sec et qui ne supportait pas la discussion : « Vous ne me paraissez pas comprendre assez je dois vous le dire, que l'intérêt le plus pressant aujourd'hui, c'est de créer autour de nos établissements du littoral, de manière à les couvrir et à les alimenter, des centres de population composés de familles européennes. Au lieu d'appeler les habitants, au lieu de provoquer les émigrations, vous semblez vouloir qu'on les attende. Or, nous n'avons pas le temps d'attendre ; il faut absolument faire des colons et créer des villages, appeler les bras, occuper le pays par le tra­vail et l'exercice du droit de propriété, afin de sanctionner, de consolider et de simplifier l'occupation que nous en faisons par les armes. J'ai décidé formellement qu'il serait créé le plus tôt possible sur le territoire de Blida un réseau de centres agricoles. Je ne doute pas qu'après avoir reçu cette dépêche, vous ne vous fassiez un devoir de concourir efficacement, sans autre discussion, à l'accomplissement des mesures qui y sont expli­quées 2. »

2. Soult à Blondel. 17 juin 1843. Arch. G. G. I L38.

Peu après, le Directeur de l'Intérieur présentait au Conseil d'Administration les plans du premier village qui devait prendre le nom du prince de Montpensier. Ce centre se composerait de 20 familles et comprendrait un territoire de 240 hectares.

Les travaux de fortification exécutés par le Génie militaire en 1839 devaient former l'enceinte, qui serait seulement fermée par une porte, le voisinage de Blida rendant superflue toute autre défense. Le devis des travaux s'élevait à 13.000 francs.

Un arrêté du Gouverneur Général en date du 23 juin consacra offi­ciellement la naissance du village de Montpensier.

Quelques jours après, le comte Guyot proposa la création dans l'enceinte du Camp Supérieur du deuxième centre qui devait être placé sous le patronage du prince de Joinville. Il comprendrait 49 lots à bâtir dont un serait réservé pour l'édification d'une école. La conscription territoriale serait de 432 hectares, ce qui permettrait d'attribuer 10 hectares environ à chaque famille. Son territoire était borné, à l'ouest, par l'obstacle continu sur une étendue de 3.800 mètres ; à l'est, il se réunissait aux concessions du village de Montpensier.

Le devis de l'architecte ne demandait pour cette création qu'une somme de 17.000 francs ; il s'agissait en effet seulement de faire quelques réparations aux travaux d'enceinte exécutés par le Génie. La . question de l'ali­mentation en eau serait résolue à peu de frais par la captation des eaux descendant de la montagne.

L'arrêté de création parut le 5 juillet.

Ces deux centres devaient, d'après le projet ministériel, être peuplés d'ouvriers destinés à fournir de la main-d'œuvre à la ville de Blida. Pour les attacher au sol, il serait délivré à chacun d'eux un petit lot à cultiver de 2 à 3 hectares. « La ville de Blida, centre de transactions importantes et variées, écrivait Soult à Bugeaud le 21 juillet suivant, a besoin d'avoir constamment à sa disposition, c'est-à-dire à sa portée, une population ouvrière attachée au sol par l'attrait de la petite propriété. Les bras lui font défaut aujourd'hui et la main-d'œuvre y est à des prix excessifs. Il importe au développement et à la régénération de Blida que cet état de choses prenne promptement fin. C'est pour arriver à ce résultat et aussi pour placer dans la colonie des familles nombreuses qui me demandent à s'y rendre que j'ai décidé la création de ces deux villages.

« Le peuplement en sera fait avec des familles offrant sous le rapport de l'âge, du sexe et de la profession de leurs membres des garanties spéciales. Il leur sera accordé à chacune d'elles un lot à cultiver de 2 à 3 hectares ; elles pourront se bâtir elles-mêmes des habitations à l'aide de secours en matériaux et sous la surveillance d'un conducteur des travaux coloniaux 1. »

1. Soult à Bugeaud. Arch. G. G. I L38.

Mais le Gouverneur général, estimant à juste titre avec le Directeur de l'Intérieur que des ouvriers urbains devaient s'installer à l'intérieur même de la ville et qu'au dehors il fallait établir uniquement des familles de cul­tivateurs avec des lots de terrain plus importants, laissa de côté le projet du Ministre et distribua à chaque colon des concessions de 8 à 12 hectares.

Montpensier fut peuplé le premier 8 colons s'y installèrent dans le courant de l'année avec leur famille, généralement nombreuse, formant un total de 50 personnes ; 6 étaient originaires de l'est de la France et 2 du midi (1). Au 31 décembre 1844, le nouveau centre était entièrement peuplé ; sa population s'élevait à 79 personnes ; les 20 maisons étaient terminées ; 189 hectares étaient en culture ; les colons avaient creusé deux canaux de dérivation pour amener les eaux de l'oued el Kébir et pouvaient ainsi irriguer une partie de leurs terres.

1. C'étaient : Songeon de Fourg, Audobez de Torpes, Vaintenel de Pontarlier, tous les trois du département de Doubs, Morel et Vauzy de Taintrax (Vosges), Haymart de Sainte-Menehould (Marne), Vauzy de Montpellier et Faure de Marseille.

 

Mais ces terres trop caillouteuses étaient peu fertiles et les lots distri­bués de trop faible étendue ; aussi le village ne prospéra guère. A la fin de 1845, le chiffre de la population tombait à 53 ; il remonta l'année suivante à 66 pour atteindre 82 en 1847 et 97 en 1848.

Son emplacement sur un sol très perméable valut à ce centre de ne pas être trop éprouvé par les fièvres paludéennes, sauf toutefois en 1845, où la mortalité s'éleva à 94 pour 1.000, et en 1848, où la proportion fut de 82 pour 1.000.

Cédant aux prières des colons, le Directeur des Affaires civiles demanda au Ministre d'agrandir le territoire de ce centre. « Le petit commerce, les petites industries, lui écrivait-il le 27 novembre 1847 «  ne trouvant pas dans la consommation et les divers besoins des habitants des moyens d'existence suffisants ne s'y établissent pas ou y languissent, l'argent y est rare, la circulation presque nulle ; enfin les colons sont écrasés par le service de la milice qui se renouvelle pour chacun d'eux tous les trois ou quatre jours 2. » Cette requête ne devait recevoir satisfaction que quelques années plus tard.

2. Blondel à Trézel. Areh. G. G. I L 38.

Le village de Joinville se peupla aussi rapidement que son voisin ; à la fin de 1844, lès 50 maisons construites étaient habitées par 132 personnes. Une étendue de 185 hectares était mise en culture. Les terres très chargées en galets et en graviers étant peu fertiles et les eaux d'irrigation amenées de l'oued el Kébir par un canal de dérivation à peine suffisantes pour arroser les 30 ares de terres réservés pour le jardinage et les plantations, la population resta stationnaire.

L'état sanitaire laissa plutôt à désirer pendant les premières années de défrichement : la mortalité atteignit 87 pour 1.000 en 1845 et s'éleva à 145 l'année suivante.

 

mouvement de la population.

 

DALMATIE

Dès que les centres de Montpensier et de Joinville furent mis sur pied, le Directeur de l'Intérieur proposa là création d'un troisième centre à proximité de Blida, sur un territoire défendu par lé blockaus d'Ouled Yaïch et qui, abandonné par lés indigènes, était échu au domaine. Les travaux défensifs existants pouvaient être utilisés pour fortifier le nouveau village qui devait prendre le nom de Dalmatie en l'honneur du Ministre de la guerre, contenir 50 familles et couvrir un territoire de 708 hectares. Le sol était fertile et favorable « à là culture des céréales, de la vigne et aux plantations d'arbres fruitiers.

L'alimentation en eau pour les besoins domestiques et les irrigations serait facile à assurer au moyen d'une dérivation pratiquée sur l'oued Béni Aza. Une route ouverte au pied de l'Atlas relierait ce centre à Blida. Chaque concessionnaire recevrait pour la Construction de sa maison une subvention de 800 francs en matériaux. La proximité de Blida dispensait de cons­truire une église et une école ; les dépenses d'installation étaient réduites aux travaux de nivellement, d'adduction d'eau et à quelques travaux de défense.

Ce projet de création fut adopté par le Conseil d'Administration dans sa séance du 30 juillet 1844. Un arrêté du Gouverneur général en date du 3 septembre suivant constitua l'acte de naissance authentique de Dalmatie.

Les demandes de concession ayant été nombreuses, l'administration put choisir des colons possédant des ressources et offrant des garanties comme agriculteurs.

La plupart des lots furent de 10 à 12 hectares ; 4 de 25 hectares furent distribués à des concessionnaires qui disposaient d'un capital plus important.

Dix mois après sa création, Dalmatie comptait près de 200 habitants et, au 31 décembre 1845, 266.

L'emplacement choisi étant des plus salubres, la situation sanitaire fut satisfaisante dès le début, malgré les défrichements qui furent effectués.

Par contre, les progrès agricoles furent assez lents : au 31 décembre 1846, 61 hectares seulement étaient ensemencés en céréales.

Le 10 juillet 1847, le maire de Dalmatie adressa au Ministre une demande en vue d'agrandir le territoire de sa commune. Cet agrandissement devait permettre à la fois d'installer de nouveaux colons et d'attribuer au village des terres de pâture pour les troupeaux. Une fraction de la tribu des Ouled Yaïch, enclavée dans le périmètre du village, céderait son territoire, d'une étendue de 300 hectares, moyennant le paiement d'une indemnité et rece­vrait en outre, à titre, de compensation, des terres situées dans le voisinage ; on mettrait fin ainsi aux discussions qui s'élevaient journellement entre Arabes et Européens au sujet des limites de leurs territoires respectifs et des dégâts qui étaient commis par les troupeaux.

Le Ministre pria le Gouverneur général d'étudier attentivement cette question et de prescrire aux Directeurs de l'Intérieur et des Affaires arabes d'aviser aux moyens d'installer ailleurs les Ouled Yaïch. Ce fut l'occasion pour le Bureau arabe de Blida de montrer son opposition à la colonisation civile et son parti-pris en faveur des indigènes. « II suffit de s'y transporter (à Dalmatie), disait le chef du bureau arabe de Blida dans son rapport du 13 décembre 1847, pour voir que presque toutes les terres enlevées aux Arabes pour être concédées aux colons se trouvent dans l'état de stérilité le plus désolant : à l'ouest, sur une espace de terrain considérable trois   zouidjas à peine sont cultivées, c'est-à-dire 30 hectares, le reste est en friche et la ligne de démarcation entre le territoire arabe et le territoire européen se trouve là, comme partout ailleurs du reste, parfaitement indiquée par cette différence que le terrain arabe est partout très bien cultivé, tandis que le terrain des colons est à côté inculte et couvert de broussailles ; à l'est, il y a trois zouidjas à peu près également labourées ; quant à la portion au sud, au pied de la montagne, on n'y a pas encore touché depuis la fondation. Cette dépossession serait inhumaine, impolitique au premier chef et tout à fait contraire aux intérêts de la colonisation. Les indigènes seuls peuvent fournir la main d'oeuvre aux colons, et parmi ces derniers, ceux qui ont obtenus quelques résultats ont tous employé des Arabes comme cultivateurs

II s'efforce de montrer la supériorité des colons indigènes sur les colons européens. « L'Arabe vit de peu, dépense peu pour ses vêtements, a des besoins très bornés, il coûte peu pour sa journée de travail ; comme il est habitué à labourer le sol, habitué au climat, il est rarement malade est toujours présent au travail. L'Européen au contraire est habitué à une nour­riture abondante et substantielle ; il a des besoins d'aisance et des habitudes beaucoup plus dispendieuses que celles de l'Arabe et coûte plus cher aux colons. Il se livre souvent à des excès et comme il n'est point acclimaté, il tombe facilement malade. On peut s'assurer de cette triste vérité en parcourant les villages de Dalmatie, Souma, Mered, Montpensier et Joinville qui sont presque déserts et en visitant les hôpitaux de Boufarik et de Blida qui sont pleins . »

Le Ministre, trouvant que le chef du Bureau arabe montrait une préférence par trop exagérée pour les indigènes écrivit en marge de cette lettre transmise par le comte Guyot : « II convient sans doute de ménager les Arabes qui nous seront utiles à beaucoup d'égards, mais il ne faut pas que cette considération nous fasse oublier l'urgente nécessité de créer de la place en Algérie pour une population européenne imposante. » Toutefois l'agrandissement du territoire de Dalmatie fut ajourné.

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L'agrandissement du territoire des deux annexes de Blida favorisa leur développement, compromis auparavant par l'exiguité des lots concédés aux colons.

Les superficies ensemencées en céréales, qui étaient à Joinville en 1850 de 156 hectares, en 1851 de 139, en 1854 de 194, passèrent à 760 en 1857 après l'annexion des terres des Béni Salah et des Ouled Sidi Kébir ; dans cette dernière année on comptait également 30 hectares plantés en tabac et 11 en vignes. Le commerce des produits laitiers avec Blida était par ailleurs une source importante de revenus.

Quant a la population restée jusque là stationnaire (158 habitants en 1848, 179 en 1854), elle bondit en 1857 à 291. La proportion des étrangers est assez forte : 65, dont 56 Espagnols, pour 181 Français. Si l'on excepte  les années 1848, 1849 et 1854 pendant lesquelles la mortalité est respectivement de 69, 80 et 78 pour 1.000, la proportion des décès ne présente rien d'excessif.

A Montpensier, l'accroissement du territoire fit passer l'étendue cultivée en céréales de 157 hectares en 1854 à 339 en 1856. Le tabac, bien que d'introduction récente, couvrait déjà à cette dernière date une superficie de 43 hectares et la vigne 19. Ses plantations d'arbres, dont le chiffre s'élevait à 10.000 sujets, dont 4.000 mûriers, donnaient à Montpensier l'aspect d'un immense verger qui était devenu la promenade favorite des Blidéens. « Les colons sont à leur aise, déclare l'inspecteur de colonisation dans son rapport de décembre 1856, et peuvent se passer des secours de l'administration. »

Pendant la période 1848-1858 la population progressa de 97 à 216 individus, grâce surtout à l'appoint fourni par les étrangers qui, en 1856, sur une population totale de 173, figuraient pour 80, dont 54 Espagnols, 15 Italiens et 15 Allemands. Pendant toute cette période l'état sanitaire resta satisfaisant, sauf toutefois en 1848 où la mortalité atteignit 82 pour 1.000.

 

Mouvement de la population à Joinville.

Année     Population             Décès       Pourcentage      Naissances

1848                      158                     11                           6.96                            3

1849                      124                     10                           8.06                            4

1850                      123                       3                           2.43                            3

1851                      130                       3                           2.30                            1

1852                      140                       4                           2.85                            5

1853                      143                       3                           2.09                            3

1854                      179                     14                           7.82                            9

1855                      190                       5                           2.63                            3

1856                      2461                      6                           2.43                            9

1857                      291                       8                           2.74                            8

1858                      292                     14                           4.79                          13

 

1.      Installation de 12 familles nouvelles, originaires pour la plupart du département de l'Aude

 

 Mouvement de la population à Montpensier.

Année     Population             Décès             Pourcentage          Naissances

 

1848                     97                             8                                 8.24                               8

1849                  103                              4                                 3.88                               3

1850                  122                              4                                 3.27                               3

1851                  130                              3                                 2.30                               1

1852                  173                              4                                 2.31                               7

1853                  135                              5                                 3.70                               3

1854                  177                              8                                 4.51                              10

1855                  202                              5                                 2.47                               4

1856                  173                              5                                 2.88                                8

1857                  202                              4                                 1.98                                8

1858                  216                            10                                 4.62                                9

 

Extraits de "La colonisation de la Mitdja" de Julien FRANC     publié en 1928