À
Paris, les oranges ont l’air triste de fruits tombés ramassés
sous l’arbre. À l'heure où elles vous arrivent, en plein hiver
pluvieux et froid, leur écorce éclatante, leur parfum exagéré
dans ces pays de saveurs tranquilles, leur donnent un aspect étrange,
un peu bohémien. Par les soirées brumeuses, elles longent
tristement les trottoirs, entassées dans leurs petites charrettes
ambulantes, à la lueur sourde d’une lanterne en papier rouge. Un
cri monotone et grêle les escorte, perdu dans le roulement des
voitures, le fracas des omnibus : « À deux sous la Valence !
» ......Pour bien
connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles,
aux îles Baléares, en Sardaigne, en Corse, en Algérie, dans l'air bleu doré,
l'atmosphère tiède de la Méditerranée.
Je me rappelle un petit bois d'orangers, aux portes de Blidah ; c'est
là qu'elles étaient belles ! Dans le
feuillage sombre, lustré, vernissé, les fruits avaient l'éclat de verres
de couleur, et doraient l'air environnant avec cette auréole de splendeur qui entoure les fleurs éclatantes. Ça et là des éclaircies laissaient voir à travers les branches les remparts de la petite ville, le minaret
d'une mosquée, le dôme d'un marabout, et au-dessus
l'énorme masse de l'Atlas, verte à sa base, couronnée de neige comme d'une
fourrure blanche, avec des
moutonnements, un flou de flocons
tombés.... Une nuit, pendant que j'étais là, je ne sais par quel phénomène ignoré depuis trente ans, cette
zone de frimas et d'hiver se secoua sur la ville endormie, et Blidah se réveilla transformée, poudrée à
blanc. Dans cet air algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de nacre. Elle avait des
reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau, c'était le bois d'orangers. Les feuilles solides gardaient
la neige intacte et droite comme des
sorbets sur des plateaux de laque, et tous les fruits poudrés à frimas
avaient une douceur splendide, un
rayonnement discret comme de l'or
voilé de claires étoffes blanches. Cela
donnait vaguement l'impression d'une fête d'église, de soutanes rouges sous des robes de dentelles, de dorures d'autel enveloppées de
guipures....._...__... Les oranges A.Daudet 1877 |