Lorsque, le 14 novembre 1880, par une
journée que je n'oublierai pas, j'arrivai à Blida comme professeur d'histoire au
collège de cette petite ville, j'eus peine à croire que nous étions à l'un des
plus mauvais mois de l'année. L'Algérie a parfois des hivers qui ressemblent à
des printemps. Le ciel était bleu, l'air tiède comme en avril et les grilles des
jardins des petites villas qui, de chaque côté, se dressaient dans l'avenue de
la Gare, étaient festonnées de verdure et de fleurs. ---------L'omnibus n'avait pas encore
franchi la porte de Bab-el-Sebt que j'étais conquis par ma nouvelle résidence.
Et pourtant, sur un point, elle m'avait fortement déçu. Mon goût d'orientalisme,
très vif à cette époque, et des réminiscences du livre délicieux de Fromentin
Une année dans le Sahel, le souvenir de vieilles gravures du
Tour du monde, m'avaient donné cette impression que j'allais voir
une cité arabe avec ses koubas, ses minarets, ses cafés maures et ses fondouks. Or, j'entrais dans une jolie ville
française, d'une propreté remarquable, aux maisons bien alignées construites à
l'européenne. Les gens que je croisais, beaucoup plus d'Européens que
d'indigènes, étaient " frusqués " comme vous et moi. ---------En somme, Blida m'aurait
produit l'effet d'une quelconque sous-préfecture de France sans le palmier qui
dressait, au centre de la place d'Armes, son panache de feuilles élégamment
arquées ! ---------La
ville arabe existait pourtant, mais de la grand-rue que je suivais et qui monte
en ligne droite d'une porte à l'autre dans la direction de la montagne, je n'en
voyais rien. Lorsque, quelques jours après, je la visitai tout à mon aise, elle
me parut d'un caractère oriental plus accentué, avec des rues étroites et de
petites maisons à terrasses, aux portes épaisses et aux rares fenêtres
grillagées. Quand une de ces portes était entrouverte, j'apercevais, en passant,
une cour à ogives avec un citronnier au milieu et parfois un bassin d'eau
claire. ---------Mais
j'allais me rendre compte que je n'étais plus en France et que Fromentin n'était
pas venu en vain à Blida y chercher pour ses tableaux et ses livres, ce que le
ciel presque toujours gris et pluvieux de sa ville natale, La Rochelle, ne lui
aurait jamais donné, je veux dire une lumière d'une pureté et d'un éclat sans
pareils. ---------À
droite et à gauche de l'avenue, dans les vides laissés par les villas, vides qui
n'existent plus aujourd'hui, j'avais aperçu des arbres à verdure sombre et
piquetés de petites boules jaunes. C'était des orangers que je devais retrouver
au cœur de la ville, dans la rue qui conduit à la place d'Armes. Mes yeux
charmés se portaient tour à tour, de ces arbres chargés de fruits évocateurs des
jardins enchantés de l'Orient, à la montagne coiffée de neige qui dominait la
ville. Dans l'air limpide, elle paraissait si proche qu'il semblait qu'on eût pu
l'atteindre en quelques enjambées. ---------Les Blidéens ont bien compris que l'arbre,
aux fleurs d'argent et aux fruits d'or, est une joie pour le regard, et pour
l'avenir de leur cité la plus originale des parures. Afin que les touristes puissent l'admirer
à leur aise sans aller dans les jardins de la banlieue, ils avaient planté, dans
l'artère principale, une double allée d'orangers devenus superbes avec les
années. Cette allée était justement l'orgueil de la jolie cité. Jugez de l'émoi
général lorsqu'un jour ces beaux arbres se mirent à dépérir sans qu'on sût
exactement pourquoi ! Les horticulteurs consultés n'y comprenaient rien et ne
purent conjurer le mal. Le dépérissement s'accentuait d'une saison à l'autre.
Ils devinrent si languissants, si chétifs, qu'il fallut les arracher et, comme
on craignait que toute plantation nouvelle de la même essence eût un sort
pareil, on remplaça les orangers par des frênes. ---------Le résultat fut piteux : quelques journées
de sirocco grillèrent les maigres panaches de feuillage que le printemps avait
fait naître, les feuilles rouillées tombèrent, et les jeunes baliveaux
ressemblèrent à des manches à balai. ---------Il fallut procéder au remplacement de cette
plantation malencontreuse. Cette fois, la municipalité, mieux inspirée, ne
s'obstinant pas dans une erreur et comprenant qu'il fallait abandonner les
essences des pays du Nord, carrément revint aux orangers tant regrettés.
Toutefois, et sur le conseil de gens compétents, elle planta, non des orangers
greffés, mais des francs de pied qui offrent plus de résistance aux maladies
parasitaires et dont les fruits immangeables par leur amertume, devaient rebuter
la gourmandise des maraudeurs. ---------Parmi les habitués du café-glacier où
j'allais de temps à autre faire la partie de manille, se trouvaient quelques
bons vivants, rentiers, clercs de notaire ou avocats, petits propriétaires ou
colons de la banlieue. Ils devinrent très vite mes amis et, avec eux, je fis
souvent, aux environs, des excursions cynégétiques ou de simples promenades en
forêt, généralement terminées par de plantureux pique-niques. ---------Les jolis villages, qui sont
comme des sentinelles de la cité ou plutôt ses gardes d'honneur du côté de la
Mitidja : Dalmatie, Beni-Méred, Joinville, me parurent fort coquets avec leur
rue principale ombragée de platanes et de mûriers et bordée de petites maisons
coiffées de rouge. ---------Parmi mes excursions du jeudi, souvent du dimanche, les plus agréables
étaient celles que je faisais du côté de la montagne, surtout sur la route des
Moulins. Cette route encaissée dans un
étroit vallon, aux pentes boisées de lentisques et d'oliviers sauvages,
accompagne constamment l'Oued Kebir qui, à cette époque, actionnait les
minoteries Giraud, Boudon, Ricci et la papeterie Fortoul - je ne sais si toutes
ces usines existent encore. Ces moulins troublaient seuls, de leur caquetage,
marié à celui des cascatelles d'eau limpide et fraîche de l'oued, le silence de
cette agréable solitude. ---------Au sujet de bons vivants avec lesquels je
m'étais si facilement lié, je fis sur le caractère des Algériens en général, et
des Blidéens en particulier, une remarque dont le temps devait confirmer la
justesse : c'est la facilité cordiale avec laquelle ils se lient et ouvrent leur
maison, à celui qu'ils ont pris en sympathie. ---------À Blida, à cette époque
déjà lointaine (je pense qu'il en est de même aujourd'hui), on vous invitait
pour un oui, pour un non ; pour fêter un saint ou une sainte du même prénom que
votre cousin ou que votre épouse ; pour faire honneur à un lièvre tué la veille
par l'amphitryon, dans les myrthes de la Chiffa, ou d'un mérot capturé dans la
nuit, à Fouka-Marine et apporté par la diligence ; c'était aussi pour savourer
en groupe une macaronade arrosée de jus de daube et saturée de fromage
râpé. ---------Oh ! les
jolis coins... ---------En outre de parties de chasse en bande joyeuse, j'en faisais d'autres
avec un seul compagnon, mais combien agréable et plein d'entrain !
Il s'appelait Michaud, était garde forestier, guère plus âgé que
moi, c'est-à-dire qu'il avait vingt-huit ans et moi vingt-quatre à peine. Malgré
ce nom de Michaud qui n'avait rien d'Alsacien, il faisait sonner le rude accent
et arborait la forte carrure et le poil roux d'un fils du pays du
houblon. ---------Il
m'emmenait les jours où j'étais en vacances, dans son triage, c'est-à-dire dans
le domaine boisé qu'il avait à surveiller. C'était surtout en montagne, dans la
chaîne de l'Atlas, du côté des deux Cèdres, les cieux géants que, de Blida, on
voit se profiler sur la crête. On ne parlait pas encore de Chréa et personne ne
songeait à l'aménager en station estivale. Cette région paraissait sans avenir,
car l'eau y manquait totalement ; on me dit qu'il y en a aujourd'hui.
---------Quand, de la Glacière, on montait, par une piste en lacets jusqu'à la
forêt des Cèdres et qu'on y était arrivé, il était impossible de n'être pas
frappé par la beauté sauvage de ces solitudes silencieuses. On se sentait
vivifié par l'air balsamique qui palpitait sous les dômes de ces arbres
vénérables et charmé par l'immensité du panorama qui se déroulait aux pieds de
l'excursionniste. C'est toute la plaine
de la Mitidja qu'il embrassait d'un seul regard avec, comme toile de fond, la
Méditerranée d'un bleu cru. ---------Nous restions généralement à la Glacière
pour y déjeuner avec les provisions apportées dans notre gibecière. Très
souvent, nous y ajoutions un couple de perdrix embrochées par une baguette et
rôties sur la braise d'un feu de lentisques. Notre appétit était si bien aiguisé
que chacun mangeait sa perdrix, sans laisser autre chose que les os. Le chien de
Michaud, Filou, un Saint-Germain dont l'arrêt était remarquable, ne laissait
lui, pas une miette de ces derniers. ---------La Glacière qui fournissait aux Blidéens la
glace qu'ils consommaient en faible quantité, car l'eau de Blida, renommée pour
sa fraîcheur idéale, ne leur en faisait pas éprouver le besoin, la Glacière,
dis-je, est un lieu quasi historique. Dans ces citernes et ses galeries
souterraines, les montagnards berbères du temps des Deys, accumulaient les
neiges hivernales qu'ils tassaient fortement. L'été venu, ils les transportaient
à dos de mulets, jusque dans les cuisines royales. ---------Des glaciers florentins, anciens esclaves
affranchis en récompense de leur habileté, confectionnaient avec cette neige
agglomérée, les exquis sorbets aux fraises ou aux framboises, que le souverain
dégustait en compagnie des favorites grecques ou franques de son
harem. ---------Vingt
ans après l'occupation française, la Glacière échut à un Blidéen, le père Laval,
dont les vieux habitants ont gardé le meilleur souvenir. Ce brave homme était
propriétaire d'un café, sous les arcades de la place d'Armes, du même côté que
l'imprimerie Mauguin. Dans ce café et ses
dépendances abritant le cercle militaire, dans ce café, dis-je, comme à
l'Apollon d'Alger et au Helder de Mustapha - ce dernier disparu depuis une
trentaine d'années - défilèrent toutes les célébrités militaires de la
Conquête. ---------Le
père Laval, au fort de l'été, recevait deux fois par semaine, apportée par ses
muletiers kabyles, la neige pilonnée, qu'avaient si longtemps reçue les Deys
d'Alger. Il s'en servait pour préparer les glaces à la vanille et au moka, dont
la réputation s'étendait au loin ; les familles venaient les savourer les soirs
où la musique donnait ses concerts. ---------Les glaces et sorbets du café Laval, dont
raffolaient les Blidéennes, n'étaient pas, pour beaucoup d'entre elles, le seul
attrait de ces séances de dégustation. Il y avait pour les plus jeunes, celui de
la présence des fringants officiers de chasseurs de la garnison. Beaucoup
papillonnaient autour de celles qui ne paraissaient pas insensibles à leurs
hommages. ---------Ces
intrigues amoureuses avaient donné à la jolie cité une réputation particulière ;
c'est d'elle probablement que naquit le dicton dont Coléa, la cité voisine,
avait le droit de s'enorgueillir beaucoup plus que la " Ville des Roses " :
Coléa la Sainte, Blida la Courtisane. ---------Malgré cette réputation qui rappelait celle
de la voluptueuse Cythère, ou à cause d'elle, il faisait meilleur vivre à Blida
qu'à Coléa. Du reste, s'il existait dans la première de ces villes, un peu plus
qu'ailleurs, peut-être, des pécheresses, repenties ou non, il aurait été bien
difficile qu'il en fût autrement. ---------Car c'est un air excitant et quasi
aphrodisiaque qu'on respire à Blida, certains soirs de printemps et
d'été. ---------Le vent
chaud du Sud passant sur les orangeries en fleurs, se sature de parfums suaves.
Si on est à l'âge où le cœur s'ouvre facilement, c'est à vous faire défaillir de
volupté. Ajoutez à cela la grâce, le
piquant des Blidéennes, leurs yeux noirs et caressants, leur sourire qui
découvre des dents éblouissantes et, surtout, leur façon de porter la toilette,
qui ne sent ni la province, ni la petite ville ; vous comprendrez alors que
saint Antoine, quittant son paradis et élisant domicile à Blida, aux temps
révolus dont je vous parle, aurait probablement succombé à une tentation qui se
serait renouvelée tous les jours. ---------Pour en revenir aux glaces du café Laval,
elles étaient presque aussi appréciées que sa vieille absinthe. L'excellent
homme, soucieux de la réputation de son établissement, ne consentait à la
laisser paraître en bouteille, sur la table du consommateur, que lorsqu'elle
avait séjourné en fût, une dizaine d'années...
Ernest MALLEBAY.
---------(1) La description de Blida est extraite du livre
d'Ernest Mallebay Cinquante ans de journalisme-,
paru aux Editions Fontana à
Alger, en 1938.
Réédité en 2009 par http://www.memoire-notretemps.com
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