Le TELL  21/09/1927

 

L'hôpital militaire

Le quartier des Ouled sultan

 

Nous avons vu qu’aussitôt l’occupation définitive de Blida. en 1840, un hôpital fut installé sur l'emplacement actuel de la sous-intendance et des magasins du ler Tirailleurs (ancien conseil de guerre). Sur celui de l’hôpital militaire actuel se trouvait, dans le bas, au commencement de la rue Denfert- Rochereau. la mosquée de Sidi Baba Mohamed, contiguë à la porte de la ville, qui s'ouvrait, à cette époque, à la sortie de la rue d’Alger. 

Cette mosquée fut désaffectée et convertie en caserne pour y loger 300 hommes ; cela dura jusqu'en 1857, époque où fut aménagé dans cette caserne l'hôpital militaire. Des constructions nouvelles s'étendirent par la suite vers le quartier Bécourt ; ce nom à consonnance lorraine, vient du mot arabe Bokaa. qui veut dire mauvais lieu. Qu’on le dénomme Bécourt ou Bokaa, ce quartier réservé est toujours digne de son nom arabe. Dès sa création, cet hôpital devint mixte, c’est-à-dire qu'on y soignait dans des salles séparées, les militaires, les civils et les femmes. 

On s'imagine facilement les utiles services qu’un pareil établissement a rendus, et rend encore, à la ville de Blida et à toute la région. Les municipalités qui se succédèrent n'hésitèrent jamais à lui allouer les subventions nécessaires à certaines extensions ou réfections. 

L’hôpital de Blida, qui prit le nom d’hôpital Ducros, eut la bonne fortune d'être presque toujours dirigé par des agrégés en chirurgie, dont plusieurs se firent un nom parmi les sommités du Service de santé militaire. Nous citerons, parmi eux, le docteur Dujardin-Baumetz, qui devint inspecteur général du service de santé ; il avait épousé à Blida Mme Népoty, veuve du notaire, dont le fils, devenu sous-préfet et auteur dramatique, produisit des comédies qui obtinrent beaucoup de succès dans les théâtres de Paris qui en eurent la primeur. L’hôpital de Blida eut également comme médecins-chefs : les docteurs Chevassus, Chavasse, Dubujadoux, qui a laissé un souvenir ineffaçable de savoir et de douceur; Radouan, si dévoué ; Ruotte, devenu médecin- inspecteur du service de santé du Maroc ; Tricot, Dodieau, dont la bonté égalait la science et qui est redevenu, à sa retraite, notre concitoyen, après avoir organisé et dirigé, avec la compétence exceptionnelle que lui donnaient ses longs séjours dans le Sud, le service de santé de tous les Territoires du Sud algérien. Pendant la guerre, le médecin-major de 1er classe de réserve Barillon, qui s'y fit apprécier et fonda à Blida-Sud, cité Gauthier, une clinique. Après la guerre, le docteur Mario Béraud, qui a fondé également une clinique à Blida-Nord, sur le boulevard Malakoff. Ce dernier s’est distingué dans la science chirurgicale et par sa méthode de transfusion du sang. Je ne puis, sans émotion, me rappeler dans quelle circonstance elle fut appliquée par lui, pour la première fois dans l’Afrique du Nord. Un jeune spahis français de mon ancien régiment avait été grièvement blessé à la cuisse dans une chûte en forêt. L’hôpital de Médéa, après un soigneux pansement, le dirigea, dans une petite voiture d'ambulance, sur Alger, à l’hôpital Maillot, mais dès sa première étape à Blida, sa blessure se rouvrit et il perdit son sang en abondance. Le fourgonnier, avec un grand esprit d'initiative, le conduisit directement à l’hôpital, sans s’attarder aux formalités interminables, c'est-à-dire : rendu-compte au bureau de la place, rendu-compte au commandant d’armes, recherche du médecin de service de la place, visite, établissement de billet d’hôpital, signatures, etc., etc. Quand le docteur Béraud le vit exsangue, ne tenant à la vie que par un fil, il ne s’attarda pas, lui non plus, à toutes ces formalités et il le prit immédiatement à l’hôpital et il lui fit aussitôt sa première transfusion du sang, par des moyens de fortune, à l'aide de trois seringues. Il sauva ce pauvre garçon qui, à sa libération, se retira à Marseille, sa ville natale. Cet élémentaire procédé de transfusion du sang fut ensuite perfectionné et il est connu en chirurgie sous le nom de méthode du Dr Mario Béraud ou des trois seringues.

La tradition des savants et dévoués praticiens se continue, le Docteur Vuillemot, le médecin-chef actuel en  donnant des   preuves quotidiennes. Les bâtiments de cet hôpital, atteints de vétusté, sont fort bien entretenus, grâce au dévouement du personnel, et les vastes jardins, toujours bien fleuris, souvent avec l'aide des pépinières de la commune.

A l'est de l'hôpital, extra muros. se trouve le quartier des Ouled-Soltan. Primitivement, ce quartier n'avait qu'une douzaine de maisons, mais petit à petit d'autres sont venues s'y accoler, de bric et de broc et aujourd'hui c’est par centaines qu'on les compte. Nos indigènes, fidèles à leurs coutumes et à leurs traditions, apprécient beaucoup d'être réunis et c'est ainsi qu'une véritable petite ville indigène y a été construite, avec ses commerçants, ses cafés maures, etc.  Au Nord, un chemin longeant les Ouled-Sultan conduit à la villa Delahaye, sur une hauteur, d'où on a une très jolie vue sur la plaine. A gauche de ce chemin se trouvent les jardins Velly-Combredet,qui furent les plus beaux des jardins particuliers de Blida ; 

on y voyait les fleurs les plus belles et les plus rares: diminués par des pépinières d'arbres fruitiers et des cultures industrielles, ces jardins n’en ont pas moins conservé leur joliesse et leur agrément. On y distillait et on y distille encore des fleurs d'orangers et de jasmins qui donnent des essences de premier choix. En face du jardin Combredet, sur la hauteur, se trouve la villa des Carmélites, avec ses nombreuses dépendances et ses jardins. Son nom vient d’un petit couvent de carmélites, une douzaine, qui, il y a une soixantaine d'années, vint s'y installer ; ce petit couvent ne dura que quelques années et ne se reforma, que plus tard et en grand, près de Notre-Dame d'Afrique, à Alger, sous la direction d'une princesse Bibesco ; les fumeuses lois de liberté (?) le firent de nouveau se dissoudre. Après être passée entre les mains de divers propriétaires, dont le commandant Bouvier, du 1er Chasseurs d'Afrique, cette villa des Carmélites est devenue la propriété du sympathique commandant Carrez, ancien commandant du dépôt de Remonte de Blida. Ce fut dans cette villa que résida, en 1906, l'ex-roi du Dahomey Behanzin, capturé en 1904 par les troupes du colonel Dodds ; un escadron de spahis soudanais joua dans cette capture un principal rôle sous les ordres du capitaine Villiers, un de mes condisciples et compagnons d'arme, fils d'un ancien directeur de la Banque de l'Algérie ; le capitaine ViIliers mourut général de brigade. Béhanzin (Bec en zinc, comme l'appelaient irrévérencieusement nos troupiers) fut d'abord interné à Fort- de-Fiance, à la Martinique,  un facétieux gouverneur le fit figurer, lui et ses femmes, dans un ballet quelque peu indécent, donné au cours d'une fête dans son palais ; cette incartade amena la révocation de ce singulier gouverneur. C'est à la suite de ces laits que la résidence de Blida fut assignée au roi détrôné. J'eus l'occasion, en compagnie de mon ami le docteur Sagrandi, alors médecin-major de 1er classe du 1 er Tirailleurs, qui a laissé tant de sympathies à Blida et qui lui donnait ses soins, d’être reçu par lui. Assis dans un fauteuil quelconque qui lui servait de trône, vêtu (on pourrait presque dire dévêtu) d’un péplum de satin à grosses fleurs de couleur brodées, coiffé d’une sorte de bonnet de velours noir, il était entouré de ses quatre femmes ; son fils, le prince Ouanilo, dans un impeccable costume européen, nous servit d'interprète. Une de ses femmes l’éventait ou chassait les mouches, une deuxième alimentait de tabac sa longue pipe agrémentée d’anneaux d'argent ; la troisième tenait à la main un crachoir qu'elle présentait, lorsque cela était nécessaire, à sa royale bouche, et enfin, la quatrième, comme dans Malborough, ne portait rien, mais nous la vîmes plus tard chargée du royal parasol. Behanzin mit bien vite la conversation sur sa captivité, sur l’erreur de la France qui ne connaissait pas ses sentiments amicaux à son égard et il appuyait la traduction de son fils par des "amis, tous amis", les trois seuls mots français qu’il savait dire ; il fit une charge à fond contre son ennemi héréditaire et voisin : Samory, l'almany du Soudan, auquel il attribuait des agissements près des Français, qui avaient causé sa perte, et il roulait des yeux féroces qui donnaient à penser ce qu’il aurait fait s’il l'avait tenu dans ses mains. Ses pronostics furent exacts, car Samory nous suscita bien des embarras dans la suite, jusqu'à sa capture, en 1898, par le capitaine Gouraud. Le prince Ouanilo, qui parlait le français avec pureté, suivit les cours du collège communal de Blida et il alla plus tard à l'Ecole d’agriculture de Montpellier et il se maria enfin avec une française, après s'être engagé et être devenu sergent avec la croix de guerre. Pour la fête du 1" Chasseurs d'Afrique. le 5 mai, Behanzin fut convié à assister à un carrousel : il fit une entrée sensationnelle à la tribune d'honneur érigée en bas de la carrière du manège du quartier Saliguac- Fénclon. 

Toujours accompagné de ses quatre femmes munies des mêmes objets, la quatrième portait le parasol, on admira la beauté sculpturale de  ces beaux spécimens de la race de Cham, qui, incomplètement vêtus de péplums, laissaient voir une peau brillante et d'un beau noir d'ébène. Behanzin se divertit beaucoup devant les exercices équestres mais tout particulièrement devant un simulacre d'attaque d'une caravane pour y enlever une mariée (arouça), en l'espèce un jeune chasseur imberbe, fort joliment paré d'un riche costume indigène ; il admit difficilement que cette jeune femme, enlevée de son palanquin, fut un garçon.

Aux premiers frimas, ce qui devait arriver arriva ; Behanzin ne put supporter le voisinage de la neige ; il fui atteint de bronchite, obtint l’autorisation de résider à Alger, où il mourut dans un hôtel du centre, le 9 décembre 1906. 

Commandant ROCAS.