|
LES SAUTERELLESUn certain mois de mai des années quarante, trois Blidéens en herbe se rendaient à l'église Saint-Charles pour y faire retraite avant la communion solennelle. Un sirocco précoce maintenait depuis trois jours une température étouffante. Des grains de sable crissaient sous la dent. Un halo rosé voilait le soleil. Tout à coup, des milliers d'éclats jaunâtres piquetèrent le ciel, montant, descendant, tournoyant, pour finalement s'abattre sur la place de l'église. " Les sauterelles ", hurlèrent, ravis de l'aubaine, nos trois chenapans qui se mirent à mener une vraie sarabande pour les attraper. , Le vol lourd, hésitant, des terribles criquets pèlerins montrait leur épuisement. Les plus robustes iraient se perdre en mer mais les autres étaient des proies faciles : et hop ! encore un dans la poche ! Cela grouillait : une vraie manne céleste ! Pourtant, ces gros acridiens avec leur cuirasse guerrière en faisaient frissonner plus d'un. Les poches tressautantes, nos trois compères se glissèrent sur un banc éloigné de l'autel sans se faire remarquer du jeune abbé plein de fougue qui menait cette retraite (j'allais dire d'un train d'enfer, mais ce serait vraiment déplacé...). Il pointa vers ses jeunes ouailles sa barbiche cuivrée et son regard profond puis entonna un " Kyrie... kyrie... " qui fut repris à l'unisson. C'était d'autant plus crispant que les malheureuses sauterelles maintenues prisonnières commençaient à devenir encombrantes. De chatouillements en démangeaisons, cela devenait intolérable et ce qui devait arriver... arriva : frr, frr, frr... une, deux puis trois bestioles prirent un essor incertain, l'une vers la statue de Saint Antoine de Padoue, l'autre vers les grandes orgues. La troisième piqua droit sur l'abbé impassible, l'évitant au dernier moment dans un virage acrobatique. Sous l'effet de surprise le chœur détonna lamentablement : " E... éleïsson... " Tous étaient pétrifiés. " Reprenons ", dit l'abbé, ne croyant pas un seul instant à l'entrée préméditée des énormes insectes. Hélas !... L'un des trois garnements avait toujours sur lui de la ficelle et un canif... peut-être devinez-vous la suite ? L'abbé commentait maintenant un passage des évangiles et bien des oreilles étaient distraites. Il était midi dix et les estomacs criaient famine. Brusquement un vrombissement d'escadrille passa au-dessus des têtes : une dizaine de sauterelles attachées par une patte essayaient de maintenir un vol en formation. Un silence plus écrasant que la chaleur s'abattit sous la nef. L'abbé ferma son livre d'un coup sec et dit doucement : " A trois heures au confessionnal ". Et j'en connais trois qui allèrent à confesse puis s'usèrent les genoux sur un prie-dieu pour que ne soit pas informé notre brave curé Heiligenstein dont on savait qu'il avait le cœur fragile... Pierre DEVESA. |