LE REQUIN n'est-il qu'un gros goujon?

Freddy TONDEUR  a bien voulu me confier cet article écrit par lui-même pour la DEPECHE. Replongeons nous dans les années 50 et suivons le dans ses plongées.

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FREDDY TONDEUR, journaliste  et  grand   voyageur, est actuellement l'un des meilleurs   spécialistes français    de    la    chasse sous-marine.   Son  livre   : CHASSE   SOUS- MARINE EN MEDITERRANEE, véritable « vademecum » du chasseur  sud - aquatique, paru en 1953, était déjà le fruit de dix ans de pratique — tant du   fusil-harpon   que   de   la   caméra. Tondeur   venait   de  fonder  le  Club  des chasseurs sous-marins d'Alger, et d'organiser les premiers championnats d'Algérie de la spécialité.

En juillet 1954, il voulut gagner la mer Rouge en traversant la Tunisie, la Tripolitaine, le désert de Lybie  et l'Egypte; mais une panne de voiture l'immobilisa au milieu des sables. L'expédition fut reprise quinze mois plus tard, et, cette fois, réussie. Tondeur et son équipe — dont faisait partie sa jeune femme — découvrirent alors le royaume fantastique du « Corail de feu » peuplé d'animaux étranges, des poissons minuscules aux plus terribles carnassiers des mers.

De cette exploration des fonds de la mer Rouge, Tondeur ramena un film qu'il présente actuellement en France, et un livre : VENTS DE SABLE ET REQUINS. Pour <LA DEPECHE >, il a écrit le récit inédit que nous vous présentons aujourd'hui, dans lequel il dépeint le fabuleux décor de la vie des profondeurs et raconte comment il fit connaissance avec le seigneur du «sixième continent» : le requin.

LORSQU'AUX temps géologiques, l’est africain fut fracturé du sud au nord par l'immense fissure qui. sur des milliers de kilomètres, forma les lacs Albert et Rodolphe et la faille de la mer Rouge,  des « bourrelets » de terre se soulevèrent, en bordure des excavations, un peu comme ces chairs qui bourgeonnent à !a limite des cicatrices Ces contractions du sol s'appellent maintenant monts du Kenya et d'Ethiopie et. plus au nord, chaîne ou désert Arabique.

 C'est pour cela que le désert Arabique ne ressemble à aucun autre, ni même à la conception que l'on se fait habituellement de ces étendues sans ressource. Le mot «désert » évoque des immensités desséchées et plates; ou encore les vagues des dunes de sable qui déferlent à perte de vue. Ici, sur les rivages de la mer Rouge, le désert est fait de montagnes abruptes en dents de scie, noires ou violettes, qui s'étagent du niveau zéro Jusqu’à 2400 mètres d'altitude en certains pics.

Et  l'on  ne  peut  connaître  la  mer   Rouge,  on ne peut la « comprendre » si on la sépare de son contexte terrestre, c'est-à-dire de ce désert « inhabituel » Le voyageur qui arrive dans ces contrées est immédiatement frappe par l'importance de cette chaîne désolée; là-bas, derrière ces montagnes, à l'ouest, c'est la verdoyante vallée du Nil; ici, c'est l'étuve, le bout du monde le désert intégral, sans eau douce, sans la plus infime végétation, sans vie animale même représentée par le scorpion ou la vipère si communs pourtant dans les autres déserts du monde

Mais voilà que ce voyageur met sur !e visage le masque sous-marin et qu'il s'immerge dans les eaux de cristal. Alors, le miracle se produit. Sur la terre, faite de lave calcinée, c'était la mort! Ici, c'est la vie dans tout ce qu'elle peut avoir d'anarchique, de coloré, de riche. On dirait que le monde marin a rassemblé là toutes ces forces vives pour les lancer un jour à l'assaut du continent figé dans un sommeil éternel Le désert et l'eau s'affrontent comme une perpétuelle antithèse. Ici, c'est le règne du soleil et de la lumière aveuglante qui tue toutes choses; là, c'est l'ombre fraîche des encorbellements de corail, c'est la vie qui foisonne, toujours renouvelée et toujours différente.

Cette vie commence à la  limite du flux, sur le sable de corail imbibé d'eau salée C'est là le royaume des huîtres, des moules par millions, mais surtout des crabes télescopiques et des « bernard-l'hermite » deux animaux charmants, et parfois ridicules. que nous avons pu observer pendant des heures.

Un matin, nous roulions le long de la mer, nous frayant un difficile passage au milieu des blocs de lave, lorsque quelque chose d'insolite sur la grève retint notre attention Le rivage semblait bouger lentement alors que les eaux étaient absolument immobiles Nous étant approchés, un spectacle ahurissant s'offrit à notre curiosité. Des milliers de « bernard-l'hermite » se déplaçaient à la frontière de leur domaine C'était un véritable tapis mouvant qui avançait dans une direction unique La multitude des petites pinces faisait sur le sable un crissement ininterrompu comme la bruit du vent dans les dunes

Ces petits crustacés existent en Méditerranée et dans l'Océan; mais c'est sous plusieurs mètres d'eau qu'ils se tiennent. Ceux de la mer Rouge, au contraire ne perdent pas une occasion de venir, en troupes, fouler la terre ferme du désert. Peut-être un lointain atavisme les pousse-t-il à accomplir ce pèlerinage, comme aux temps de la création quand les premières formes de vie, jaillies de la mer vinrent peupler les continents.

Les crabes télescopiques sont aussi inédits que le pays qui les abrite Ce sont des crustacés qui peuvent atteindre la grosseur d'un poing et qui ressemblent, à une différence près à tous tes autres crabes des mers du globe. Mais cette différence est importante : ils possèdent, en avant de leur carapace, des yeux montés au bout de télescopes escamotables à volonté

Ces crabes sont partout le long de la mer Rouge et ils manifestent toujours à l'égard de l'homme une curiosité insatiable. Lorsque nous montions notre camp  à proximité de l’eau  ils ne  manquaient jamais de nous rendre visite. Timidement, ils s’approchaient et, à quelques mètres creusaient un boyau dans le sable. Ils s'y terraient en ne laissant dépasser que leurs yeux scrutateurs et attendaient sagement que nous nous couchions. Alors, ils s’enhardissaient et venaient fouiller autour de nos tentes, pénétraient dans les gamelles, les sacs, la caisse à outils. Au réveil, i!s avaient repris leur place dans les trous de sable, mais les nombreuses traces montraient le chemin de leurs rondes curieuses. Un matin, nous dûmes en libérer trois qu'une trop grande témérité avaient poussés dans une marmite où ils étaient restés coincés.

Mais c'est sous la surface de l'eau que la magnificence de la mer Rouge prend toute sa valeur. Les auteurs spécialisés dans la plongée qui ont eu l'occasion de décrire les impressions ressenties dans une mer à corail se sont toujours servis de substantifs et d'adjectifs les plus ron­flants : « Eden », « Paradis », « merveilleux ». «féerique ». Comment se soustraire à cette règle surtout lorsqu'on partage le même enthousiasme ? Quelle terminologie employer, sinon des mots imprécis, quand il s'agit de dépeindre un spectacle qui échappe aux sens ataviques de l'Individu. Un candélabre de corail ou un madrépore semblable à un arbrisseau couvert de neige, posés sur le rebord d'une cheminée dans un appartement, étonnent et forcent l'admiration. Enfermé dans ses concepts des grandes vitesses et de sa géométrie, l'homme du vingtième .siècle assimile difficilement les leçons de la nature; il a peine à croire que des millions d'êtres microscopiques construisent à la vitesse de deux à trois millimètres par an ces formes biscornues et fouillées qui sont à la fois un squelette et une maison. Mais que dire, comment s'extérioriser quand ce travail de «titans lilliputiens » représente des milliers d'années et. sur des centaines de kilomètres, couvre l'horizon sous-marin de joyaux ciselés que tous les orfèvres de l'univers seraient incapables de  reconstituer ? Que faire sinon rendre une action de grâce en disant « Nature, tu es la plus grande, la plus exceptionnelle des artiste »

II faudrait des pages pour décrire quelques-unes des huit cents espèces de corail qui décorent les fonds de la mer Rouge. Mais l'un d'eux mérite pourtant qu'on lui consacre une page spéciale : le corail de feu.

Ce fut ma femme qui lut la première touchée. Par quelques mètres de fond, elle faisait une moisson de coquillages inédits pour nos collections quand elle frotta involontairement le flanc à une touffe de madrépores jaunes étalés comme les nervures d'une énorme feuille verticale. Elle eut l'impression que mille poignards venaient de la frapper et elle comprit pourquoi on appelle « de feu » le corail avec lequel elle venait de faire connaissance.

 

En fait, seules les pointes de ce corail sont dangereuses, un peu comme le sont les rebords des feuilles chez les orties terrestres. Mais les résultats sont beaucoup plus désagréables. La sensation est celle d'un fer rouge appliqué sur la partie touchée; une cloque se forme, provoquant des démangeaisons qui durent plusieurs jours Puis la cloque disparaît pour faire place à une plaie vive, rougeâtre. Lorsque enfin cette dernière se cicatrise, il demeure une trace indélébile, un peu comme le souvenir d'une grave brûlure Dans certains cas. les réactions peuvent être plus graves; elles produisent une fièvre intense et des paralysies, des troubles comparables à ceux provoqués par les méduses géantes. Le corail de feu est même responsable de quelques accidents mortels

A l'échelle des petits poissons, chaque arbrisseau de corail, chaque champignon de madrépore est un monde, avec ses couloirs, ses puits, ses trous et sa réserve de nourriture. Aussi, tout un peuple coloré y a élu domicile, celui des apogons ou poissons-bijoux. Ils ne dépassent pas la longueur d'un doigt mais, le plus souvent. ils n'ont que deux centimètres. Il en est de toutes couleurs, rouges, bleus barioles, oranges, mais les plus communs sont vert-électrique. Un chapeau de corail d'un métré carré en abrite facilement deux ou trois cents. D'ordinaire ils se tiennent à quelques centimètres au-dessus de leur labyrinthe familier, formant une auréole phosphorescente qui  va et vient au gré des mouvements de l'eau. Mais qu'un poisson de quelque importance, ou un plongeur, approche, ils se réfugient immédiatement et avec ensemble au cœur des branches calcaires. En s'approchant, on peut, les voir blottis les uns contre les autres, serres entre les tiges du corail. L'alerte passée, ils reprennent leur position contemplative en pleine eau.

Pour de nombreux poisson, le corail n'est pas seulement une cachette, mais aussi la base de la nourriture. Les mangeurs de corail sont, par leurs couleurs et par leurs formes, les plus beaux et les plus inédits des habitants de la mer Rouge. Il est difficile de dire leur nombre, car dans chaque famille il existe une infinité de spécimens dissemblables surtout par leurs coloris.

Des poissons-anges aux perroquets

Les poissons-anges sont  les plus nombreux; ce sont des disques plats nageant verticalement grâce à des nageoires allongées en voiles souples. Sans cesse en mouvements, souvent par paires, parfois en troupes de plusieurs dizaines, ils vont et viennent entre les rainures du corail avec une grâce de ballerines. Si l'image n'était pas faite pour les vexer, on pourrait les comparer aux chauves-souris, surtout par leur allure légère, facile. Mais si leurs formes sont paradisiaques, que dire de leurs couleur ? Une anarchie picturale, comme .si la nature avait essayé sur leur robe toutes les teintes et demi-teintes à sa disposition : laque noire, velours cerise, douze ou quinze nuances de jaunes et autant de bleu : le tout orné  de raies ou de points contrastés.

Les  perroquets sont mieux outillés pour la cueillette du corail; leurs dents sont comparables à des pinces à ongles et elles peuvent cisailler les tiges les plus résistantes. Le poisson-ange est un éclectique qui mange «du bout des dents»; le perroquet est un glouton qui coupe et avale le corail à la cadence d'un mangeur entraîné de spaghetti. La chair des perroquets n'est pas véné­neuse, comme le prétendent certains auteurs, et j'en ai personnellement consommé plusieurs kilos sans aucune sorte d'ennuis. En tout cas, les gros carnassiers savent apprécier cette chair savoureuse bien qu'un peu molle: et !es perroquets savent qu'ils sont recherchés activement par les «grands gosiers» de la mer. Dès qu'un requin apparaît, ils se sauvent au plus profond du cœur du récif  et  y  restent cachés,   tremblant de  toutes  leurs petites nageoires.

J'ai pu tirer un bon nombre de perroquets au fusil-harpon, mais c'est sur !a face sud de l'île Shedwan qu'il me lut donné de capturer le plus gros : 70 centimètres de long pour un poids de 9 kilos. Ma flèche l'avait traversé en arrière des opercules et après m’avoir pris quelques mètres de câble, l'animal se débattait, se démenait comme un beau diable entre deux eaux en laissant échapper de sa blessure un épais brouillard de sang vif. Pendant, que je récupérais ma prise, je surveillais l'abîme insondable qui  s'ouvrait sous mes jambes La précaution n'était pas superflue car trente secondes ne s'étalent pas écoulées depuis le tir du perroquet que deux formes suspectes firent leur apparition dans l'épaisseur liquide.  Elles montaient comme des flèches dans ma direction et je reconnus bientôt une carangue de 2 mètres sur la gauche et un requineau d'environ un mètre sur la droite. Les deux charognards semblaient s'ignorer, obnubilés par la présence d'un poisson blessé. Comme ils allaient atteindre «mon» perroquet, d'un coup brusque du poignet, je tirai sur le fil et le «casse-croûte» promis à leur palais leur fila sous le nez, à moins d'un mètre. Heureusement, la barque d'accompagnement arrivait et je pu m'y délester du poisson, car les deux carnassiers, affolés par le sang répandu, ne m'auraient pas lâché si facilement.

Poissons-docteurs et poissons-ballons

La mer Rouge possède également, comme toutes  mers tropicales d'ailleurs, ses poissons originaux. Inédits, et qui sont autant de surprises pour le plongeur. On ne peut s'immerger dans ces eaux de cristal sans faire connaissance avec le poisson-docteur. Par bandes de cent individus ou plus, ils font un perpétuel carrousel en bordure des tom­bants ou sur les petits fonds fleuris, de coraux. On dirait des écureuils dans une roue de cirque; ils pénètrent dans les crevasses à une allure de torpille, freinent brusquement, font demi-tour et repartent dans une direction opposée aussi vite qu'ils .sont venus. Et c'est ainsi toute la journée. une équipe de .joueurs de rugby sous-marin courant après un ballon invisible

Un autre poisson, p]us original encore, a la chance, lui, de n'être jamais attaqué par les charognards de la mer : le diodon ou poisson-ballon. Un jour que j'inspectais les trous du corail à la recherche des 20 kilos de poisson nécessaires au repas (nous ne mangions que des filets), je vis un curieux animal qui me fixait de ses yeux globuleux. Sa tète était hideuse et j'évoquai la face d'un énorme batracien Je tirai et ramenai hors de son repaire un poisson de 50 centimètres, couvert de grosses épines couchées Je regardais l'étrange créature et grande fut ma surprise de la voir se gonfler insensiblement. En quelques secondes, ma victime était devenue une boule d'un demi-mètre de diamètre, hérissée d'épines agressives, longues comme !e doigt.  Les yeux exorbités et la langue saillante, le poisson s’agitait faiblement au bout de ma flèche. Je lidentifiai aussitôt un diodon ou poisson-ballon (ou encore hérisson de mer). que les Chinois naturalisent pour les vendre aux touristes en guise de lanterne ou de garniture de cheminée.

En dépit de cette allure farouche, répugnante même sous certains aspects. !e diodon est un être extrêmement pacifique. Sa monstruosité lui donne-t-elle un complexe? Il évite la compagnie des autres habitants du corail et va cacher sa honte, tout seul, dans les recoins les plus sombres du récif. Et pourtant, quel animal oserait s’attaquer à cette  proie qui peut, à volonté, se transformer en une châtaigne hérissée de pointes acérées? Mais ce n'est pas tout et le diodon possède aussi une arme secrète : sa chair est vénéneuse, gorgée d’un poison violent. La nature défend souvent mieux les monstres que les créatures de paradis qu’elle engendre.

Cet autre ciel qu’est la mer…

Après quinze année de chasse sous-marine intensive sur des milliers de kilomètres de littoral, par des centaines d’heures de plongées et des contacts permanents avec la faune des mers je ne croyais plus qu'il m'était possible de trouver sous les eaux des émotions vraiment nouvelles. Le tir de raies pastenagues (raies à aiguillon) de prés de 2 mètres d'envergure, la rencontre de hordes de chiens de mer m'avaient aguerri et préparé à la rencontre des requins de la mer Rouge.

C'est du moins ce que je pensais, vanité instinctive de l'homme qui s'imagine combler, en quelques années. un fossé d'abandon des mers creusé depuis des centaines de milliers d'années, depuis que le premier être informe et rudimentaire. quittant les flots qui l'avaient engendré, est parti chancelant à la conquête des continents en formation Que la victoire sur le sixième continent reste un jour aux mains des hommes, cela ne fait aucun doute: mais la route sera longue et cette cause usera des millions d’énergie avant d'être gagnée. Les plongeurs ont a peine soulevé le couvercle de ce monde étrange; lis en labourent les couches supérieures, mais ce qu'ils y voient leur donne une faible idée de ce qui les attend plus bas. Car celui qui ne s'est jamais trouvé en face d'un requin — d'un vrai — ne connaît ni sa mesure ni celle, infiniment plus immense de la mer. Le requin est un seigneur, le seigneur de cet autre ciel qu'est la mer. Sa rencontre ne laisse aucun doute sur cette suprématie absolue. L'auréole que des générations de navigateurs lui ont faite n'est pas, usurpée. Tout au plus !e merveilleux des siècles derniers s'est-il mêlé à la réalité. Mais la réalité est déjà bien suffisante; le requin ne réunit-il pas sur sa tête le lointain passé et le futur prometteur ? N'est-il pas l'occupant préhistorique des océans et ses formes profilées n'ont-elles pas des siècles d'avance sur les fusées interplanétaires d'aujourd'hui ? Et tout cela, le plongeur le réalise — parfois sans s'en douter — lorsque, pour la première fois, il voit surgir un requin, issu du bleu éternel des grands fonds.

C'est dans les eaux de « Shark-bay » à 500 kilomètres au sud de Suez, que j'eus cette révélation. Notre camp est monté en bordure de la côte et, devant nous, au ras du récif, la carte marine accuse un fond de 90 mètres. A !a sortie de la baie, 300 mètres de profondeur. C'est l'endroit idéal pour trouver les requins, et notre guide bédouin, le pouce tourné vers les flots, annonce, l'air un peu contracté : « Guerche, mena, coulou guerche », ce qui se traduit par « requins, ici tous les requins » Un peu contracté, moi aussi, je me glisse à l'eau, équipé de fusil sous-marin spécial pour grosses bêtes (six sandows et une flèche de 1.800 grammes) Sous mes yeux, c'est le décor féerique des palais de corail grappes de fleurs multicolores suspendues tout au long du tombant. Immédiatement, je sens quelque chose d’insolite, une anomalie dans le comportement des petits poissons colorés. Au lieu de nager avec insouciance autour des madrépores. Ils se tiennent cois dans l'ombre des crevasses et montrent une allure   inquiète.   Leur   instinct   les   a  avertis   de l'imminence d'un danger dont je ne suis pas Ia cause.  Je  n'ai  pas  nagé  sur  50   mètres   qu'un torpille grise débouche  d'une saillie formée  par un pâté de coraux   C'est un  requin;  à l'instant il m'apparaît tout petit, un métre au plus, mais au fur et à mesure qu'il approche de moi il se révèle   sous   sa   véritable   dimension:   près  de 2 mètres. C'est vers moi qu'il se dirige, guidé la curiosité sans doute, car rien dans son allure n'est en rapport avec une attaque. Arrivé à une huitaine de mètres, il décrit un crochet à . droit  et  se   présente   de   profil.   Sa   progression nonchalante me permet de découvrir la splendeur de la bête  dans  son  ensemble.   Sa  première   nageoire dorsale marquée d'une tache blanche à son extrémité fait jaillir une étincelle de réminiscence dans mes   souvenirs  confus.   C'est   un   «carcharinus longimanus », un squale de mauvaise réputation. Il pourrait s'il  le  voulait  me  mettre en pièces en quelques coups de sa mâchoire armée comme un appareil à carder la laine   Mais cette pensée ne m'effleure pas l'esprit, je suis bien trop occupé à le contempler.  Je  reste  immobile  en  surface   mes yeux ne peuvent se détacher de ce magnifique  animal aux lignes parfaites qui. sans un  mouvement  apparent de ses ailerons, continué de faire des cercles sur  la toile de fond bleue sombre des abîmes.

Mais cette inquiétude irraisonnée qui me tient les entrailles, je ne suis pas seul à la posséder    lui aussi semble touché par les mêmes sentiments. Car, si l'on veut bien y réfléchir, en me mettant dans l'eau, je savais rencontrer du requin; mais en venant roder dans ces parages, ne savait pas  rencontrer   du   «nageur » C'est      toute supériorité  de  l'homme  sur  l'animal,  supériorité, toute relative, il faut l'avouer, dans ce cas particulier.

Un instant, le squale s'éloigne d'une vingtaine de mètres; puis, se ravisant, il fait demi-tour et revient rodailler autour de moi. Sa petite cervelle a  besoin d'un complément d'information. Ses  yeux verts, en amande, ne semblent pas plus spécialement fixés sur moi et pourtant il m'épie, il cherche à me cataloguer.

A un moment où il me fait race, d'un seul coup de reins, je plonge sur lui,  fusil braqué en avant. la soudaineté du mouvement provoque la panique de l'animal. D'un seul coup de sa queue en faux, il démarre comme un bolide et disparaît dans un gouffre plus vite qu'il n'en est venu

Le « danger requin »

Pendant les semaines qui suivirent, nos contacts avec les requins furent quasi quotidiens et nous eûmes alors tout le loisir d'étudier leur comportement en face de l'homme C'était d'ailleurs là  un des buts principaux de cette expédition en mer Rouge. Ce que nous voulions déterminer, surtout, c'était le degré d'agressivité du requin. Mais il apparût rapidement qu'il est bien difficile d'établir une opinion solide sur ce point. Pourtant, les auteurs spécialisés ne se sont pas privés de manifester des avis péremptoires sur le « danger requin » ! J'avoue les admirer d'avoir pu, ainsi, décider que les squales étaient ou non mangeurs d'homme. Ce qu'il faut considérer en premier lieu avec ces animaux, c'est la grande variété qui constitue l'ensemble de l'espèce. Il n'y a pas un requin, mais des requins : quatre-vingt variétés actuellement Identifiées... mais toutes le sont-elles ? Eh bien, il  en est des requins comme des chiens; il y a les dangereux (ou qui présentent les caractéristiques du danger) et il y a les poltrons exactement comme il y a les bergers allemands  aux crocs redoutables et les insignifiants petits toutous d’appartement, hargneux certes parfois, mais ne représentant aucun danger réel.

L’attitude du requin (quel qu’il soit) en face de l’homme est surtout insidieuse, faire semble-t-il de beaucoup plus de curiosité que d’agressivité . Cette curiosité n’est-elle pas légitime et doit-on en conclure à un désir d’attaque ? Certes pas. Mettons nous quelques secondes à la place de ce poisson, habitué depuis toujours à côtoyer sous la mer toutes les  manifestations de la vie aquatique dont il  est d'ailleurs le maître incontesté. Et voilà qu'un beau matin, il découvre un nouveau venu, aux formes inusitées, dans son domaine. Qui est-il, un ennemi, un ami ? Alors, par de grands cercles prudents, circonspects, il cherche à savoir, à percer ce mystérieux confrère marin. L'abondance de nourriture sous l'eau a, dans la grande majorité des cas, enlevé au squale les qualités fondamentales du fauve. S'il n'en était pas ainsi, il attaquerait. Mais il préfère jauger les possibilités de lutte de l'adversaire. Et si cet adversaire fonce sur lui, s'agite à grand bruit, en un mot se montre agressif, c'est le requin qui se sauve, préférant quitter le terrain plutôt que d'avoir à affronter un animal inconnu.

Mais attention,  ce  qui  précède  n'est valable que pour l'homme palmé, intégré au milieu; et non pas pour le simple nageur qui «chatouille» la surface de l'eau sans deviner ce qui se passe sous lui. Rien ne ressemble autant à une charogne qu'un baigneur en surface vu du fond. Là, le  requin commencera par tourner, selon son habitude immuable, et puis, devant l'absence totale de réaction, il foncera pour goûter de cette possi­ble proie, C'est ainsi que se produisent tous les accidents de ce genre qui, l'été, meublent la chronique des faits divers. En dépit des blessures souvent mortelles, on ne peut alors parler d'atta­que délibérée. L'animal a voulu manger ce qu'il a pris pour une nourriture à sa portée

Les goujons n'agissent pas autrement lorsque, dans les rivières de France, ils viennent brouter les pieds des baigneurs: simplement, les outils mis en œuvre sont d'importance différente,

Freddy TONDEUR.