La colonisation de la Mitidja par Julien FRANC Collection du centenaire de l'Algérie 1928 -------- Tous mes remerciements à Mr Jean FAURE qui a débusqué ces textes au travers de ses lectures et qui a bien voulu nous en faire profiter Aquarelle de Louise LORION La plaine de la Mitidja et l'Atlas vue des collines de la ferme Lorion |
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CONDITIONS DE LA COLONISATION La ville de Blida faisait partie géographiquement du canton d'El Hamada, mais elle avait une administration à part. C'était, avec ses 3.000 habitants, une « petite ville », comme l'indique .son nom, et d'ailleurs la seule agglomération un peu importante de la plaine. Fondée, suivant la tradition, en 1535 par Sidi Ahmed el Kébir, à l'endroit où l'oued el Kébir sort de la montagne, elle s'était développée rapidement grâce aux Maures Andalous chassés d'Espagne. Ces Maures dérivèrent les eaux de cet oued, firent de grands travaux d'irrigation, introduisirent de Valence la culture de l'oranger et transformèrent en une ravissante oasis ce coin de terre caillouteux et inculte. C'est sous le charme de ces verdoyants vergers que le poète Sidi Ahmed ben Youssef chanta dans ses dictons : « On t'a appelée la petite ville, moi je t'ai appelée une petite rose. » Les Turcs et les chefs corsaires, amis des frais ombrages, en firent leur ville de plaisance. La « petite rose » fut bientôt gratifiée du qualificatif de « prostituée » tandis que Koléa, la ville sainte d'en face, était dénommée la « pure ». « Belida, atteste à la fin du XV siècle Venture de Paradis, est une des plus agréables villes du royaume. Toutes les maisons ont leur fontaine. Les jardins fournissent tous les fruits et toutes les verdures qui se consomment à Alger. Il s'y tient tous les jeudis un marché général où de tous les environs on apporte les poules, les œufs, les bœufs, les fruits secs, l'orge, le blé et les légumes. Il y a le foulon où on prépare et on teint tous les bonnets qu'on fabrique à Alger1. » (1) Venture de Paradis. Alger au XVIII Rev Afric. t.39 p.276 Cette ville, dont le plan se rapprochait d'un rectangle, était entourée d'une enceinte, constituée soit par un mur en pisé de 3 à 4 mètres de hauteur, soit par les maisons bâties sur le pourtour dont les ouvertures donnaient exclusivement sur l'intérieur. On ne pouvait y pénétrer que par quatre portes situées aux quatre points cardinaux. A l'est, près de la porte d'Alger et en dehors de l'enceinte se trouvait un vaste cimetière (à l'emplacement de l'hôpital militaire actuel). Les seuls édifices importants étaient les quatre mosquées (Sidi Ahmed el Kébir, Sidi Mohammed ben Sadoun, Et Terk et Baba Mohammed) ; comme autres monuments religieux, de nombreux oratoires et chapelles dédiés à la mémoire de saints marabouts. Toutes les habitations étaient construites en pisé. Le voyageur anglais Shaw qui a visité la ville en 1729 signale qu'en plusieurs endroits les murs sont troués par les frelons. Chacune de ces habitations comprenait une cour intérieure et un toit à terrasse ; la plupart n'avaient qu'un rez de chaussée à cause des fréquents tremblements de terre. Les rues, au nombre d'une trentaine, étaient assez régulières et assez larges, plus larges que celles d'Alger 2 ; les deux artères les plus importantes venaient se croiser près du centre. En bordure de ces rues, s'entassaient dans de petites échoppes ouvriers et marchands groupés en général par profession : barbiers, bouchers, selliers, cordonniers, brodeurs, marchands d'étoffes et de confection, tisserands, menuisiers, armuriers, potiers, charbonniers, marchands de bois, de pain, de tabac, de légumes et de fruits, épiciers, droguistes, gargotiers, cafetiers installés dans « quatre à cinq mauvais trous 1 », enfin de nombreux marchands ambulants tels que les fripiers et les marchands de petits pains qui animaient les rues par leurs cris variés. Les principaux marchés étaient le marché aux grains et le marché aux bestiaux ; ce dernier se tenait tous les jeudis et vendredis en dehors de la porte Nord. Blida « la prostituée » avait aussi son marché de l'amour, son quartier de Suburre, c'était le « Bokâa » ; le mezouar ou chef de la police spécialement chargé de la surveillance de ce quartier était un grand personnage de la cité. La population de Blida se composait en majeure partie de Maures, puis de Turcs, de Koulouglis, d'Arabes, de Mozabites, de Juifs, de Kabyles et de quelques nègres libres. Les Maures formaient presque la moitié de la population ; ils étaient surtout jardiniers et agriculteurs. Les Turcs étaient les seigneurs de la ville ; ils possédaient les plus belles maisons, en particulier de jolies villas dissimulées dans les orangeries en dehors de l'enceinte. Les Koulouglis ou descendants des Turcs et des Maures constituaient la garnison de la ville. Les Mozabites exerçaient certaines professions dont ils détenaient presque le monopole : bouchers, marchands de fruits et de légumes, minotiers, gargotiers, petits banquiers ; quand ils avaient amassé un petit pécule, ils s'en retournaient dans leurs oasis sahariennes. Les Juifs étaient nombreux à Blida et tous voués au commerce, commerce de vieilleries et surtout commerce du prêt à usure. Les Turcs les pillaient chaque fois qu'ils espéraient en retirer un butin intéressant ; c'était même une récompense accordée aux janissaires que le droit de saccager les Juifs ; ils avaient pris à leur égard des mesures blessantes : « Les Juifs ne pouvaient monter ni bêtes de selle, ni de somme ; ils étaient obligés de porter des vêtements noirs ou blancs ; il ne pouvait y avoir dans leur habillement, ni vert, qui est la couleur du Prophète, ni rouge qui était celle de l'étendard turc ; ils ne chaussaient que des baboudj ou des belr'a, le quatier abattu 2. Lorsqu'ils se présentaient devant le cadi, ils lui baisaient la main. S'ils témoignaient en présence d'un Musulman, ils ne pouvaient rester debout, s'il était assis, ni assis, s'il était debout 3. » (2) "Le 13 décembre 1788, on arrêta tous les juifs qui avaient oublié cette défense et on leur fit donner 300 coups de bâton sur la plante des pieds dans la maison du dey." Venture de Paradis , Alger au XVIII siècle. Rev. Afric 1897 p104 (3) Clauzel, Observations sur quelques actes de son gouvernement La seule faveur qui leur avait été concédée était d'avoir un chef ou mokaddem nommé par le gouverneur de la ville. Le fait divers suivant, survenu en 1842 à l'époque où Blida avait encore son hakem ou gouverneur montre quelle était l'attitude des autorités à leur égard. « Un jour, Yourek Mohammed (hakem de la ville) était assis devant sa Hakouma, et causait avec le kahouadji El-Hadj-Mosthafa-Karaman, lorsque vint à passer, sans lui donner le salut, un jeune Juif d'Alger très élégamment vêtu. Reconnaissant que ce passant était étranger à la ville, sans toutefois soupçonner à quelle religion il appartenait, le hakem l'appela, et lui dit en se contenant le plus possible : « Pourquoi, mon enfant, passes tu ainsi devant moi sans me donner le salut ? Je te pardonne, car, sans doute, tu as agi ainsi par ignorance ou par inadvertance. Qui estu ? » — « Cela ne te regarde pas, » répondait le Juif insolemment, et il continuait son chemin. — « Voilà un Algérien bien impoli, » faisait remarquer le hakem à El-Hadj-Mosthafa. Mais celui-ci, qui avait reconnu à son accent que le passant était un Juif, ne manquait pas d'éclairer le hakem sur sa nationalité en lui disant : « Cet insolent n'est pas un Musulman, ô Sidi, .c'est un Ihoudi. » — « lahoudou ! un Juif !... s'écria Baba Yourek en bondissant sur sa chaise. Qu'on le ramène sur le champ !» Le Juif fut ramené et, séance tenante, le hakem lui fit appliquer deux cents coups de bâton ; après quoi on le chargea sur une charrette qui partait pour Alger. Trois mois plus tard, Mohammed Yourek passait avec El-Hadj-Mosthafa, qui l'avait accompagné, dans une des rues d'Alger, lorsque tout à coup, s'élançant du fond d'une petite boutique, un Juif vint s'abattre sur la main du hakem qu'il couvre de baisers. « Qui estu ? » lui demanda Baba Yourek. — « Sidi, répondit l'enfant d'Israël, je suis ce Juif à qui tu as fait donner, il y a quelques mois, deux cents coups de bâton à Blida. Béni sois-tu ; car tu m'as ramené dans le bon chemin et tu m'as fait comprendre que l'âne soûl renie son origine. » — «Ah ! fit tranquillement le hakem. C'est bien, c'est très bien. Dieu soit loué de t'avoir fait retrouver ton esprit, ô Juif ! Va en paix (1). » (1) Trumelet, Blida, II, 1009 et suiv Les environs immédiats de Blida étaient fertiles et très bien cultivés. On y pratiquait la culture des céréales, des fèves, des pommes de terre, du lin, de la vigne et surtout des orangers qui constituaient un des charmes de la banlieue. « Les jardins d'orangers, déclare le capitaine Rozet1, s'étendent à 1.000 mètres de Blida au Nord, au Sud et à l'Est ; ils sont clos de murs en pisé. Les arbres sont très bien soignés ; la terre est piochée ; à leur pied et autour de chacun se trouve un petit bassin creusé, communiquant par une échancrure avec un petit canal qui passe entre deux lignes d'arbres et qui, à certaines époques, amène dans les bassins l'eau d'un ruisseau que l'on détourne tout exprès pour arroser les orangers pendant l'été. Au moyen de toutes ces précautions les arbres croissent avec une grande rapidité et deviennent très forts au bout de quelques années : ceux de Blida ne le cèdent pout la taille à aucun des arbres de nos jardins d'Europe... Les oranges sont aussi grosses et aussi bonnes que celles .de Majorque. « Montagne 2 affirme avoir vu des orangers « de 25 à 30 pieds de hauteur dont le tronc pouvait avoir 4 pieds de circonférence ». Lorsqu'on arrive d'Alger, « on n'aperçoit, dit le général Clauzel, qu'une immense forêt d'orangers qui dérobe là vue de la ville et semble s'étendre jusqu'au pied de l'Atlas (3) » A côté de cette forêt d'orangers, des champs cultivés, bordés de haies vives d'oliviers sauvages, d'agaves, de figuiers de Barbarie aux raquettes agressives et protectrices, offraient l'aspect d'un bocage. Plus loin apparaissait le maquis avec le fouillis de sa végétation sauvage : palmiers nains, jujubiers, lenstisques, micocouliers, genêts agrémentés de thym, de romarin, d'asphodèles. A défaut de routes, des sentiers traversaient ces fourrés et donnaient accès à la ville. C'est avec émerveillement que parlent des environs de Blida les officiers qui les ont visités au début de la conquête, tel l'officier d'intendance Gaillard en 1833. « Rien n'est plus beau, plus agréable et plus riche à voir ;.. c'est une des plus belles positions que l'on puisse rencontrer. La vue embrasse à l'est et à l'ouest la chaîne de l'Atlas dont les flancs sont parsemés d'arbres et de cultures ; à vos pieds se développe la vaste plaine de la Mitidja avec ses bouquets de bois, de jasmin, de laurier rose, terminée au nord par les jolis coteaux du Sahel, sur lesquels s'élèvent les minarets et les maisons blanches de Colea. Et quand l'œil vient se reposer ensuite sur les environs de la ville, il est réjoui par les délicieux jardins d'orangers qui les entourent, au milieu desquels viennent serpenter les eaux vives et limpides qui les arrosent. C'est un coup d'œil plein de fraîcheur, de grâce et de candeur1. » (1) Gaillard, Sur Alger p25 Malheureusement cette ville enchanteresse était trop souvent le théâtre de fléaux terribles comme les invasions de sauterelles, la peste (les dernières épidémies de 1815, 1817, 1818 et 1819 avaient été très meurtrières) et surtout les tremblements de terre. Celui de 1825 fut un vrai désastre : près de 3.000 personnes sur 6.000 que comptait alors la ville furent ensevelies sous les débris de leurs habitations ; presque toutes les maisons furent, sinon démolies entièrement, tout au moins fortement endommagées ; les mosquées résistèrent mieux, mais elles ne purent cependant rester livrées au culte. Elles furent restaurées par Hussein Pacha et rouvertes en 1827. Quant aux habitations particulières, elles furent reconstruites lentement et, lors de la première expédition de nos troupes sur Blida en juillet 1830, bien des ruines subsistaient encore. En novembre 1832, les habitants ne manquèrent pas de crier famine, quand le général en chef leur imposa une contribution de guerre de 20.000 douros. « II nous est impossible, lui écrivaient-ils, de vous la donner ; vous êtes trop grand, trop puissant pour qu'une pareille somme vous soit nécessaire. Vous pouvez vous dispenser de tout le monde, mais personne ne peut se dispenser de vous. Nous vous faisons le serment que, quand même vous mettriez notre ville en vente ainsi que ses dépendances, le tout ne vous rapporterait pas la somme que vous nous demandez. Vous n'ignorez pas que le tremblement de terre nous a entièrement ruinés. En conséquence, nous vous supplions au nom de Dieu, de son Prophète et du Roi des Français de nous absoudre pour cette fois de nos fautes et d'avoir pitié de notre malheureuse position 2. » Leur supplique porta : ils furent tenus quittes moyennant le versement de 1.800 douros. La ville de Blida avait à sa tête un gouverneur ou hakem qui dépendait directement de l'agha ou chef de l'armée. Ce personnage devait être d'origine turque. Il était surtout chargé de la police et de la répression des délits et des crimes ; les sanctions qu'il pouvait infliger étaient la bastonnade, la prison et des amendes. Les affaires ordinaires étaient ...............
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LA PHASE MILITANTE ET CREATRICE
Dans le même temps, la ville de Blida subit d'aussi rudes épreuves dont elle triomphe avec une égale énergie, Mouvement de la population. Année Population Décès Pourcentage Naissances 1841 430 56 13 12 1842 469 89 18.9 11 1843 741 41 5.5 14 1844 1.370 120 8.7 36 1845 1.928 78 4 22 1846 1.996 133 6.6 36 1847 1.980 165 8.3 61 Blida. En 1841, Blida ne rappelait en rien « la petite rose chantée par le poète ». En arrivant à Blida, «vous êtes saisi du plus douloureux spectacle, écrivait le rapporteur de la commission de colonisation de l'Algérie. Toutes les orangeries au sud et à l'ouest sont rasées, toutes les autres périssent faute d'arrosement et de culture. Les vergers se changent en broussailles ; depuis 18 mois, Blida est devenu un point militaire, depuis 18 mois la vigne n'a pas été taillée, depuis 18 mois dans la ville et dans les environs tout est livré au saccage. Les Musulmans nous disent : « Nous avions fait de ce lieu un paradis ; vous en avez fait un enfer. » Le général Bugeaud s'efforce de faire cesser le mal. Déjà un fossé est creusé autour de la banlieue de Blida et 2.000 hectares sont protégés par cette défense ; il a donné le commandement de cette place au colonel Regnault qui est à la fois un militaire de la plus haute distinction, bon administrateur et cultivateur habile. Déjà par ses soins les eaux qui étaient détournées et perdues coulent dans la ville et peuvent servir à l'arrosement. Les Maures de Blida sont invités sous menace d'expropriation à cultiver leurs propriétés. Le colonel Regnault emploie même les soldats à conduire les eaux dans les orangeries. Il ne peut rien faire de plus, et tous ces moyens sont tellement inefficaces qu'en définitive, sauf quatre potagers cultivés par des Européens et un cinquième cultivé par un Maure, tout le territoire est abandonné ; les 2.000 hectares enclos dans l'enceinte, les orangeries, les vergers ne servent qu'au pâturage de 1.800 bœufs qui composent le troupeau de l'administration et au maraudage des soldats et des maures qui restent encore dans la ville. C'est en grande partie avec des fruits verts dérobés dans les ronces des vergers qu'ils nourrissent leurs familles affamées et ruinées par deux années de siège. Ne pouvant faire entrer des bois verts, ils coupent les plus belles branches et quand elles sont desséchées, elles entrent sans difficultés. Ces Maures formaient autrefois une population laborieuse ; ils cultivaient leurs jardins sans y être contraints. Ce n'était pas avec des menaces d'expropriation qu'ils avaient fait de si magnifiques plantations. Aujourd'hui en dépit des ordres du général Bugeaud et du colonel Regnault, ils ne font rien. Quant à l'irrigation des orangeries par les soldats, elle témoigne d'excellentes intentions, mais rien de plus. La garnison de Blida est épuisée de ses anciennes fatigues et de son service journalier ; il lui est impossible d'arroser un oranger sur mille 1 ». (1) Rapport du 13 février 1842. Arch. Nat. F80 1128 Bugeaud a déjà fait les mêmes tristes constatations dans son rapport au Ministre de la guerre. «Cette localité a besoin d'une refonte à peu près générale. Les eaux ne circulent plus dans leurs canaux anciens ; on a interrompu les anciens cours pour en tracer de nouveaux, les orangeries manquent d'eau ; si cela dure encore un an, ces orangeries, l'un des plus beaux ornements de l'Algérie, auront totalement disparu, à moins que même avant ce terme, l'armée ait tout dévasté. Les fontaines ne donnent plus d'eau, les rues sont embarrassées de démolitions, aucun alignement n'est tracé. Nul ne cultive son champ, ni ne répare sa maison. » Les rares Européens installés dans la ville étaient presque uniquement des gargotiers qui vendaient du vin et de l'eau de vie aux troupes de la garnison. Le rétablissement de la paix va faire renaître cette ville morte depuis 1839 et changer peu à peu complètement son aspect. La ville se repeuple rapidement, les amas de décombres disparaissent, les vieilles maisons se réparent, de nouvelles s'édifient. Au 9 octobre, 40 maisons neuves sont terminées et une centaine sont réparées. En même temps, le service des travaux coloniaux fait remettre en état les égouts brisés, les conduits et aqueducs obstrués ou détruits puis commence les travaux de pavage et d'alignement des rues, ainsi que la construction d'une enceinte de pierre. Les eaux de l'oued el Kébir sont dérivées de manière à pouvoir fournir, même pendant les plus grandes chaleurs, 13.000 mètres cubes d'eau par 24 heures et permettre d'irriguer 250 hectares d'orangeries et de jardins. Le marché est de nouveau fréquenté par les Arabes, les Béni Miscera, les Béni Salah, les Béni Messaoud, les Béni Mouzaïa, les Béni Khelil, les Béni Menad et même par les Hadjoutes revenus à des sentiments plus pacifiques. A la fin de 1842, la ville est déjà très animée. « Blida, qui il y a trois ans à peine était de telle sorte bloquée par les Arabes qu'un soldat qui montait sur le minaret de la mosquée recevait des coups de fusil, et dont les environs, il y a six ou huit mois, étaient encore si peu sûrs qu'à cinq cents pas des postes on se faisait couper la tête, cette ville se couvre en ce moment de constructions européennes et les routes se fatiguent à porter les matériaux de toute sorte que le roulage y amène chaque jour. Dix carrioles attelées de deux ou trois chevaux arabes partent chaque matin de la porte Bab-Azoun ou de la place de la Pêcherie pour cette destination et vous entendez les cochers crier : Blida ! Douera ! comme ceux de la porte SaintDenis : Ermenonville ! Montmorency(1)! » (1) Lettre d'un Algérien à un Parisien. 9 novembre 1842. Moniteur algérien du 15 novembre 1842 En 1843, ses progrès dépassent toutes les prévisions. Les capitalistes, les commerçants, les travailleurs, jusque là défiants, n'hésitent plus à arriver en grand nombre. La population bondit de 1.605 à 2.290 habitants, gagnant 1.685 individus. Dans ce chiffre figurent 1.077 Français et 1.223 étrangers, dont 529 Italiens, 500 Espagnols, 131 Allemands, Suisses et Belges et 52 Maltais. Les travaux agricoles sont repris, les orangeries remises en état, les environs ensemencés en céréales. De grands travaux urbains sont entrepris. On empierre les rues complètement défoncées, on commence la construction d'un aqueduc de 1.500 mètres de longueur. Pour assurer une liaison rapide avec Alger, on inaugure une ligne télégraphique qui doit passer par Béni Mered, Boufàrik et Douera et une autre qui doit atteindre Miliâna par la Chiffa et El Affroun. De nouvelles transformations sont projetées. « Blida, où la loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique taille des places gigantesques, des rues à portiques alignées au cordeau, interlignées à angle droit comme celles d'une ville américaine, Blida qui pouvait se contenter d'être le Versailles d'Alger en reverdissant ses admirables orangers, en faisant jaillir ses eaux, Blida semble rêver de richesses plus positives. Ses eaux encaissées auront huit ou dix chutes capables de mouvoir des usines. Les bois taillés dans la montagne y peuvent cuire des briques et des tuiles ; les moulins peuvent minoter les blés de la plaine et donner du repos aux moulins à bras des Kabyles et des Arabes. Le luxe des étoffes et de la bonne farine n'est pas plus incompréhensible que celui des moyens de transport déjà assez goûtés des natifs. Les omnibus des environs d'Alger sont pleins de burnous ; l'Arabe qui naguère aurait fait vingt lieues à pied pour éviter la dépense d'un boudjou, sacrifie maintenant cinq francs pour la course d'Alger à Blida. Une vingtaine de coucous de grand style, outre la diligence officielle, desservent la grande route entre ces deux points, et les Européens n'y sont pas moins nombreux que les natifs, les bourgeois que les militaires. Blida, centre principal de cette grande fluxion, couvre donc de grands intérêts agricoles, commerciaux et industriels. Blida sera l'emporium commun d'Alger et de la province du Titteri1. » (1) Quétin, Guide du voyageur en Algérie, 1846 , p173 La population, continuant son mouvement ascensionnel, atteint l'année suivante l'effectif de 3.671, soit un gain de 1.831 personnes dû à l'arrivée d'un millier de Français et de 300 Espagnols. Cette progression se poursuit en 1845. La population passe de 3.761 à 4.710 habitants, grâce à l'arrivée d'environ 500 Français et d'un nombre à peu près égal d'Allemands. De grands travaux publics sont terminés : la construction de l'aqueduc commencé deux ans auparavant, qui débite 35.000 mètres cubes par 24 heures et sert à la fois pour l'alimentation et pour l'irrigation ; celle d'une école pouvant contenir 200 élèves ; celle d'un abattoir divisé en trois parties distinctes correspondant aux besoins des Européens, des Musulmans et des Isfaélistes. Une vaste orangerie est aménagée en jardin public. Le marché prend une importance croissante. 33.000 Arabes le fréquentent dans le courant de l'année 1845. Les transactions portent, d'après les statistiques officielles 2 sur 803 bœufs, 48 chevaux, 10.645 moutons, 110 ânes, 68 mulets, 20.755 volailles, 6.491 hectolitres de blé, 6.863 d'orge, 52.511 chargements de bois, 17.278 chargements de charbon de bois, 35.967 kilogs de savon, etc. (2) Voir tableau de la Situation des Etablissements français en Algérie Blida était la résidence « d'un sous-directeur civil, d'un tribunal de première instance, d'une justice de paix, d'un commissariat de police ; possédait un octroi, un hôpital, une milice bourgeoise, un journal l'Echo de l'Atlas, une pépinière, un Tivoli, des jardins où l'on faisait de la musique italienne, des cafés, dès billards, une salle de spectacle et plusieurs hôtels et auberges ». Une grave crise financière qui sévit en 1846 vint arrêter son développement. Blida était devenu la proie de spéculateurs qui, profitant de la rareté du numéraire, prêtaient à des taux exorbitants ; les faillites et les expropriations judiciaires se multipliaient. La population descendit à 3.985 habitants, perdant 466 Allemands et 395 Italiens. Elle se composait alors de 2.655 Français et de 1.318 étrangers, dont 737 Espagnols, 275 Italiens, 173 Allemands, 60,Suisses, 48 Maltais. « Après avoir épuisé nos ressources à la construction de nos demeures, disait une adresse envoyée au Roi et aux Chambres législatives, à la culture de nos terres, nous pensions avoir rempli notre tâche, nous comptions sur la prospérité de nos opérations commerciales, sur l'accroissement rapide de la population, sur les bras et les capitaux qui pouvaient nous arriver, enfin nous espérions en l'avenir. L'agriculture envahissait la plaine et la montagne, les couvrait de villages, de fermes, de plantations ; mais le soulèvement de quelques tribus éloignées a jeté en France la crainte, la défiance, la démoralisation même ; dès lors on a cru que l'Afrique était sans sécurité, que notre vie y était exposée et qu'il serait dangereux d'y confier des capitaux. Ces craintes ont occasionné la crise générale qui nous tue. Blida, que nous avions enrichie de toutes nos espérances ressemble aujourd'hui à une ville morte, la population décroît, les maisons se vident, les constructions restent inachevées, les ateliers sont déserts, l'agriculture est en souffrance, et la cherté des vivres augmente chaque jour1. » (1) Adresse au Roi et aux Chambres législatives au nom de la population de l'arrondissement. Blida. Janvier 1847.Les membres de la commission proposaient comme remèdes l'établissement d'un comptoir d'escompte pour ramener la confiance des capitalistes, la fondation d'une caisse hypothécaire où les colons peu connus pourraient se procurer des fonds en hypothéquant leurs biens et enfin la construction d'un chemin de fer d'Alger à Blida. Cette crise de croissance n'était heureusement que passagère. La ville, bien que son développement fût tout à fait récent, avait cependant une vitalité assez puissante déjà pour réagir salutairement. Dès l'année suivante, la population reprenait son mouvement ascensionnel et atteignait l'effectif de 4.515 habitants par suite de l'arrivée de 200 Français environ et de 300 Espagnols. A cette population européenne s'ajoutait une population indigène d'environ 6.000 personnes ; les Arabes, qui en 1841 ne dépassaient pas le chiffre de 3.000, avaient bénéficié pour leur part du rétablissement de la paix. L'état sanitaire, pendant la période 1841-1847, fut satisfaisant dans l'ensemble, sauf toutefois en 1846 où la mortalité atteignit la proportion élevée de 90 p. 1.000. Si les naissances furent constamment inférieures aux décès, ce fut surtout à cause du nombre élevé des célibataires qui figuraient dans l'effectif de la population.
Mouvement de la population européenne
Année Population Décès Pourcentage Naissances 1841 602 1842 1.605 37 2.3 33 1843 2.290 117 5.1 73 1844 3.671 154 4.1 107 1845 4.710 274 5.8 145 1846 3.985 359 9 176 1847 4.515 260 5.7 192 |
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Tandis que Boufarik prend de plus en plus l'aspect d'un bourg français, la « ville des roses », tout en conservant son cachet oriental, subit dans ses nouveaux quartiers une transformation analogue. Elle est, en 1849, à la fois une ville de garnison, une ville européenne et une ville indigène. « Servant de point d'appui et de lieu de ravitaillement aux colonnes qui se portent au-delà de l'Atlas, elle a de nombreux établissements militaires, casernes d'infanterie et de cavalerie, écuries du train militaire, magasins, manutention, place d'armes spacieuse, télégraphe, un hôpital militaire important à deux étages. Le quartier habité par les Européens est tout moderne et bien bâti ; il renferme de bonnes hôtelleries, des bureaux de diligence pour Alger, des fontaines, des lavoirs. Le quartier habité par les Musulmans a conservé son caractère primitif ; les rues en sont étroites et tortueuses ; les maisons sont des sortes de huttes en pisé de 2 à 3 mètres de côté formant des boutiques d'orfèvres, de cordonniers, de barbiers, de forgerons, etc. (1)» 1. Lestiboudois. Voyage en Algérie, Lille. 1853. Dix ans après, ce caractère primitif est bien défloré. Les amateurs d'orientalisme comme Florentin le regrettent vivement. « Blidah était en effet la ville par excellence des roses, des jasmins et des femmes. Du bord de la plaine où l'on apercevait ses tours et ses maisons, blanches, cachées à demi dans des forêts d'arbres aux fruits d'or, elle apparaissait précisément en face de Koléah la Sainte comme une image anticipée des joies permises et promises du paradis. Il y avait là des jardins constamment verts, des rues tapissées de feuillages et plus ombreuses que des allées de bois, de grands cafés pleins de musique, de petites maisons habitées par des plaisirs délicats, des eaux partout et des eaux exquises ; puis, pour achever par les odeurs, le bien-être de ce peuple sensuel, la continuelle exhalaison des orangeries en fleurs y faisait de l'atmosphère tout entier un parfum. On y fabriquait des essences, on y vendait des bijoux. Les gens de guerre venaient s'y délasser, les jeunes gens s'y corrompre. Les marabouts, dont ce n'était pas la place, habitaient à l'écart dans la montagne. Les mosquées n'y figuraient que pour mémoire et comme un chapelet dans la main des débauchés. « Blidah ressemble aujourd'hui, trait pour trait, à une Mauresque que je vois se promener dans la ville, qui a été belle et qui, ne l'étant plus, s'habille à la française avec un chapeau de mauvais goût, une robe mal faite et des gants fanés : plus d'ombre dans les rues, plus de cafés ; les trois quarts des maisons détruites et remplacées par des bâtisses européennes ; d'immenses casernes, des rues de colonies ; au lieu de la vie arabe, la vie des camps, la moins mystérieuse de toutes, surtout dans la recherche de ses plaisirs. Ce que la guerre a commencé, la paix l'achève. Le jour où Blidah n'aura plus rien d'arabe, elle redeviendra une très jolie ville ; la nouvelle Blidah fera peut-être oublier l'ancienne le jour où ceux qui la regrettent auront eux-mêmes disparu (2) » 2. Fromentin, Une année dan» le Sahel, p. 150 et suiv Pour le moment, cette ville mi-arabe, mi-européenne se drape agréablement dans la verdure de ses vergers d'orangers dont l'étendue augmente tous les ans grâce à l'extension des travaux d'irrigation, et qui font non seulement sa fortune, mais aussi celle de ses deux satellites, Joinville et Montpensier. « Les eaux de l'oued el Kébir retenues par un barrage établi dans la gorge de la montagne à 1.800 mètres de la ville, étaient retenues dans un aqueduc de dérivation sur la rive droite de l'oued qui les menait dans un château d'eau d'où elles se divisaient en trois canaux principaux, subdivisés eux-mêmes dans leur parcours en nombreuses petites rigoles. Le premier de ces canaux arrosait les jardins et orangeries du sud et de l'est, les orangeries du village de Montpensier et une partie des orangeries du nord-est ; le deuxième alimentait les 24 fontaines de la ville, ses lavoirs, abreuvoirs, 100 concessions particulières et enfin, comme le premier, les orangeries du nord-est. L'une des branches du troisième, après avoir desservi les casernes, fait mouvoir le moulin de l'administration était employée aux irrigations ; l'autre branche arrosait les vergers de l'ouest, ceux de Joinville et alimentait ce village. La répartition des eaux était arrêtée chaque année d'après les propositions d'une commission. Leur distribution était ensuite opérée par le service des Ponts et Chaussées (1). » 1. Tableau de la Situation des Établissements français de f'Algérie, 1853. Les terres ainsi irriguées prirent une énorme plus-value ; l'hectare d'orangerie se vendait en 1854 de 6 à 7.000 francs et l'exportation des atteignait à la même date le chiffre de 1.700.000 unités représentant une valeur de 100.000 francs. Les cultures maraîchères, dont les produits trouvaient un débouché des plus faciles, prirent également un grand développement. Les industries jadis si renommées, teintureries, tanneries, meunerie, se relevèrent peu à peu ; de nouvelles apparurent, brasseries, fabriques d'essence, imprimeries, messageries, etc. Quant à la population, après avoir subi de grandes fluctuations de 1848 à 1851, période pendant laquelle elle descend successivement de 5.771 habitants en 1848 à 4.813 en 1849, à 3.938 en 1850 et à 3.834 en 1851, à cause surtout de l'épidémie de choléra, elle devient dans la période de 4 années qui suit à peu près stationnaire, oscillant entre 4.204 et 4.454, pour bondir ensuite en 1856 à 5.247. A cette dernière date, la composition de la population est la suivante ; 2.797 Français contre 2.450 étrangers, dont 1.703 Espagnols, 290 Maltais, 240 Italiens et 117 Allemands, sans compter 4.455 Indigènes. L'état sanitaire va en s'améliorant légèrement. Si l'on excepte les années 1849 et 1850 où l'épidémie de choléra fit monter la proportion des décès à 89 et 64 pour 1.000. on constate que dans les autres années cette proportion n'excède pas 46 pour 1.000. Quant au chiffre des naissances, il est, à partir de 1850, constamment supérieur à celui des décès.
Tableau du mouvement de la population de 1848 a 1856.
Années Population Décès Pourcentage Naissances1848 5771 261 4.52 199 1849 4813 392 8.97 214 1850 3938 255 6.47 236 1851 3834 156 4.06 222 1852 4204 150 3.56 219 1853 4281 178 4.15 197 1854 4348 157 3.61 193 1855 4454 209 4.69 205 1856 5247 184 3.50 266
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