Histoire de la COLONISATION de L'ALGERIE
par Louis de BAUDICOUR 1860 |
Les débuts de la colonisation dans la région de Blida
Dès la première année de son commandement, le 3 mai 1838, le maréchal Valée s'était emparé de Blidah, mais il en avait interdit l'entrée aux Européens. Il voulait ainsi éviter toute cause de conflit avec la population musulmane. Il avait fait tracer deux grands camps à deux kilomètres de la ville, l'un un peu en avant vers l'Ouest, l'autre en deçà près de la route d'Alger. Un fossé d'enceinte partant des derniers versants de l'Atlas, se reliant au camp supérieur et poursuivi au milieu de la plaine dans la direction de Coléah, formait obstacle aux invasions des cavaliers arabes. Beaucoup de Maures d'Alger avaient déjà vendu aux Européens les maisons et les jardins qu'ils possédaient à Blidah ; mais les colons n'avaient pu obtenir l'autorisation d'être mis en possession même en dehors des murs de la ville. Grande avait été la déception des nouveaux propriétaires qui pouvant tirer parti de leurs immeubles n'en continuaient pas moins à payer les arrérages des rentes qu'ils avaient consenties. En attendant les orangeries dépérissaient faute de soins et d'arrosage. Les habitants de Blidah, confinés dans leurs murs, n'en sortaient qu'avec une extrême anxiété, et négligeaient eux-mêmes les propriétés qu'on voulait leur conserver à l'extérieur. Les colons venus à la suite de l'armée s'étaient mis à construire dans les environs ; et là, comme ailleurs ils vendaient aux troupes, leurs marchandises et leurs boissons. Aussitôt l'insurrection, en voyant la difficulté des ravitaillements, le maréchal Valée comprit la faute qu'il avait commise en négligeant d'occuper Blidah et d'y réserver les établissements nécessaires à l'entretien d'une garnison. Nos soldats recevaient donc le 5 septembre l'ordre de prendre, possession définitive de la ville et le colonel Duvivier commandant par intérim les camps de l'Ouest s'y établit avec son état-major. On conçoit tout d'abord la stupeur où furent plongés les habitants que l'on avait si soigneusement préservés de tout contact avec nous. Voyant nos camps, bien assis en dehors de leurs murailles se garnir extérieurement de nombreuses constructions, au point de former une espèce de bourgade, ils avaient fini par se persuader que nous ne violerions jamais l'enceinte de leur cité. Brusquement surpris par notre apparition et tout effarouchés, ils se préparaient à érnigrer en masse. Pour éviter cette nouvelle défection, l'ordre du jour du lendemain interdit aux femmes de franchir les portes. Le même système avait été suivi à Koléah, dont nous nous étions emparés dès le mois de juillet 1838. Un camp avait aussi été tracé à l'extérieur de la ville, pour tenir en respect la population chrétienne et musulmane. |
Les villages L'administration, en présence d'un tel désastre, jeta ses jalons aux pieds de l'Atlas, en commençant par Blidah, où tout semblait préparé pour le succès, et où elle espérait mieux que partout ailleurs donner une preuve non équivoque de son savoir faire. Nous avons déjà plusieurs fois parlé de Blidah. Quand en 1838 le maréchal Valée avait reçu la soumission de ses habitants, par ménagement pour la population il n'avait pas voulu occuper îa ville, et avait fait camper ses troupes à l'extrémité des orangeries, dans deux camps situés à deux ou trois kilomètres l'un de l'autre; les colons eux-mêmes n'avaient pas la permission d'entrer pour trafiquer avec les indigènes. Mais lorsque l'année suivante cette ligne de douane fut levée par l'occupation définitive de la place, des transactions nombreuses ne tardèrent pas à s'opérer; les jardins d'orangers surtout séduisaient tous les colons. L'administration elle-même avait profité du premier engoûment pour augmenter le chiffre de ses recettes. En 1843, elle constatait dans ses rapports officiels que le 20 septembre précédent d'anciennes orangeries du Beylick, contenant 2,344 pieds d'orangers et 842 pieds d'arbres fruitiers, avaient été vendues par adjudication. Les orangeries étaient loin de contenir, comme autrefois, quatre ou cinq cents pieds d'arbres. La guerre leur avait nui et plus encore le voisinage des camps. Tous les soldats y étaient venus faire leur provision de bois. Cependant, comme ils ne s'étaient pas donné la peine d'arracher les souches, beaucoup de jets avaient repoussé vigoureusement. En attendant, les nouveaux propriétaires avaient loué leurs orangeries à des jardiniers, qui profitaient des irrigations pour cultiver des légumes dans tous les intervalles. C'est ainsi qu'on avait vu en peu de temps accourir à Blidah une population de 1,500 Espagnols. Sans l'intervention de l'autorité tous les environs de Blidah s'étaient peuplés naturellement comme ceux d'Alger. De petites exploitations s'étaient formées de toutes parts ; on y avait fait de nouvelles plantations d'orangers : il n'avait pas été nécessaire de créer une pépinière pour les encourager, l'industrie privée s'était chargée de ce soin. Tous les haouchs du voisinage avaient été aussi achetés par les Européens. Les colons y avaient déjà élevé des constructions importantes ; avaient planté des mûriers, de la vigne, des arbres fruitiers de toute espèce. Les Arabes, mal à l'aise au milieu de tant de nouveaux visages, étaient allés peupler toutes les pentes escarpées de l'Atlas et y avaient bâti des gourbis. Il n'y avait qu'à laisser faire, les cultures ne pouvaient manquer de se développer sur une large étendue de territoire. Mais cela ne faisait pas le compte de l'administration qui n'entendait pas s'effacer. Elle imagina donc de créer des villages dans la banlieue de Blidah. Deux villages furent placés dans l'enceinte même des anciens camps et furent nommés Joinville et Montpensier ; un autre, en l'honneur du ministre de la guerre, reçut le nom de Dalmatie. Ce dernier fut tracé, un peu plus loin que les autres, à environ 4 kilomètres au pied de l'Atlas : une source abondante lui assurait des irrigations. On tenait à mettre tous ces centres de population dans les mêmes conditions de succès. L'administration qui s'était faite la distributrice des eaux de Blidah, et qui les répartissait arbitrairement sans s'inquiéter des droits des anciens propriétaires, trouva tout simple d'accorder une concession d'eau pour chaque lot de ses nouveaux villages. Au premier abord les anciens propriétaires n'avaient songé qu'à profiter, comme les nouveaux concessionnaires, des généreuses répartitions de l'administration: mais, à mesure que les orangeries se regarnirent, on s'aperçut bientôt que les arbres manquaient de l'eau qui leur était nécessaire. Les fruits se desséchaient, n'avaient plus la même saveur, n'atteignaient plus leur grosseur ordinaire, étaient enlevés au premier vent. Les propriétaires se mirent alors à réclamer, invoquèrent leurs droits imprescriptibles, s'appuyèrent sur l'intérêt général. Nous avons déjà précédemment discuté la question de droit; mais, même en la mettant de côté, le simple bon sens ne montrait-il pas que pour encourager des cultures de maïs ou de tabac, auxquelles l'espace ne manquait pas dans la plaine, il était fâcheux d'en compromettre une, qui ne pouvait partout s'improviser, et que des conditions exceptionelles avaient ménagée depuis des siècles à cette localité de l'Algérie? N'était-ce pas le comble du ridicule que l'administration, qui accordait de tous côtés des primes aux cultures spéciales, qui imposait partout des plantations à ses concessionnaires, fît elle-même la guerre aux orangers et aux produits les plus flatteurs que la colonie pût envoyer sur le marché delà métropole? Le droit et la raison ne pouvaient rien contre l'ineptie et la sotte arrogance des administrateurs d'alors, et l'on voyait le plus mince fonctionnaire répondre, avec le ton solennel d'un homme d'État, que des motifs de haute politique avaient déterminé l'administration à fonder les nouveaux villages, et que tous les intérêts privés devaient plier devant ces grands intérêts. En définitive on a été réduit, pour faire droit, autant que possible, aux réclamations que soulevait l'injuste détournement des eaux, à n'accorder à chaque orangerie que la moitié de ce qui était reconnu nécessaire pour chaque arbre, et, de peur qu'on n'en augmentât le nombre, tous les nouveaux plants furent exclus. Ce règlement est encore aujourd'hui en vigueur malgré la loi du 17 juin 1851, malgré tous les mémoires qui n'ont cessé d'être envoyés à l'administration pour remédier à cette déplorable situation. Aussi les oranges de Blidah, qui ne sont plus arrêtées par la douane de Marseille et sont transportées par les chemins de fer sur les marchés de Paris, n'ont-elles souvent qu'une chétive apparence et une saveur médiocre, lorsque, selon leur antique et méritée réputation, elles pourraient l'emporter sur les beaux fruits de Malte ou de Palma. En spoliant ainsi d'anciens propriétaires au profit de ses concessionnaires, l'administration ne pouvait cette fois manquer de réussir. Les nouveaux villages furent bientôt signalés dans les rapports officiels comme jouissant de la plus complète prospérité. Etait-ce là un résultat dont on pût se vanter ; étaient-ce là de véritables créations? L'administration n'avait fait autre chose que de déplacer des intérêts, et de paralyser le développement naturel d'un centre de population déjà florissant. Blidah, quoi qu'il en fût, devait devenir par sa position le centre le plus important de colonisation de la province d'Alger. Cette dernière ville, avec son beau port, devait diriger ses principaux efforts vers le commerce. Pendant longtemps, de peur de lui nuire, elle repoussa même tous les produits du sol africain. Du reste, le massif du Sahel sur lequel elle était appuyée, à part ses jardins de plaisance, n'était pas encourageant pour l'agriculture, et le soin qu'avait pris l'administration d'y fonder tout un réseau de villages, ne suffisait pas pour donner de la valeur aux terres. De Blidah, au contraire, on pouvait facilement rayonner sur le plus riche des territoires. Ce fut donc de ce point que partirent toutes les nouvelles routes dont on sillonna la Mitidja, dès qu'il fut question de s'y répandre. En France, en général, les routes, les chemins vicinaux, et même les chemins de fer, sont faits pour relier entre eux les centres de populations. En Algérie, au contraire, la plupart des nouveaux villages n'ont été faits que pour les voies de communication. On traçait de longues lignes droites, on les kilométrait, on calculait la distance normale des étapes et des grandes haltes, et, lorsqu'on arrivait à un nombre régulier de kilomètres, on traçait l'enceinte d'un nouveau centre de population. Telle était la règle quand des conditions stratégiques ne l'emportaient pas. Cela explique comment quantité de villages se sont élevés au milieu des broussailles et des terres les plus ingrates, sans moyen d'y faire arriver l'eau; lorsque un peu plus loin, à gauche ou à droite et souvent sur le parcours même des routes, il y avait des champs fertiles, des massifs de vieux arbres, des sources abondantes et tous les éléments naturels de prospérité pour un groupe de cultivateurs. Cependant les Romains avaient avant nous colonisé l'Afrique; de distance en distance on rencontre les traces de leurs établissements, la plupart extrêmement bien choisis ; parfois des arbres séculaires abritent encore les pasteurs arabes qui vont faire paître leurs troupeaux à travers les blocs taillés dont le sol est jonché. Lorsque tout nous conviait à relever ces ruines, il semble que nous les ayons soigneusement évitées, pour nous donner la tâche pénible de les transporter quelquefois à plusieurs lieues, dans des endroits où les plus farouches tribus arabes n'eussent point voulu planter leurs tentes. La route d'Alger à Milianah, sur laquelle, au delà de Blidah, venaient s'embrancher pelles de Médéah et de Cherchell, suivait à l'Ouest la lisière des montagnes. Une autre route devait se prolonger à l'Est au pied de l'Atlas et se relier à toutes celles qui devaient rayonner d'Alger dans la partie de la plaine la plus voisine de la mer. On traça aussi sur Koléah, dans la direction du nord, une route de Blidah à la mer. Elle allait couper, près des bas-fonds de la plaine, une autre route qui devait se poursuivre au delà de Bouffarik et longer le lac Halloula jusqu'à la rencontre de la route de Cherchell. Le village de la Chiffa fut placé sur la route de Milianah, un peu au delà de la rivière dont il porte le nom ; celui de Mouzaïa, à 6 kilomètres plus loin. Sur l'autre route du pied de l'Atlas, il y avait déjà le village de Dalmatie ; on traça à 6 kilomètres plus loin celui de Souma. On devait en échelonner d'autres de distance en dislance ; mais cette portion de la plaine était occupée par des Arabes, et l'on y rencontrait de toutes parts des haouchs depuis longtemps vendus aux Européens. On fut donc, pour ces fondations, arrêté court par la question de propriété.
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Les fermes de la province d'Alger Les premières fermes de l'arrondissement de Blidah ont été formées sur d'anciens haouchs achetés aux indigènes. L'existence des exploitations les plus rapprochées de cette ville a été longtemps compromise : on avait employé, comme nous l'avons vu, l'eau qui leur arrivait autrefois à l'alimentation des nouveaux villages de la banlieue ; et comme, dans cette partie de plaine, il eût fallu creuser des puits à de trop grandes profondeurs, les colons en étaient réduits à aller s'approvisionner avec des tonneaux à 6 ou 7 kilomètres de distance. Dans la partie basse de la plaine, l'eau, au contraire, arrivait en grande abondance à la surface du sol, et il y avait plutôt des dessèchements à opérer. M. de Lescane, à l'Oued-Halleg, a su tirer un parti merveilleux de cette position au milieu de terres d'une prodigieuse fertilité. A mesure qu'il les asséchait et les rendait irrigables au moyen de canaux, il les distribuait à des Espagnols par petits lots d'un on deux hectares pour y planter du tabac : c'était plus qu'il n'en fallait pour occuper chacun d'eux. Ses cultures ont ainsi augmenté d'année en année, et leurs produits lui ont permis de multiplier à la fois ses métayers, qui avaient besoin d'avances, et les constructions nécessaires pour les loger. Aujourd'hui ses livraisons annuelles à la régie atteignent la valeur de 80,000 fr. Sans irrigations abondantes, l'haouch Abziza, d'une étendue de 1,200 hectares, a pu être exploité d'une manière avantageuse par M. de Cardi, mandataire de la Compagnie Dervieux. L'orangerie a été bien entretenue; les vieux oliviers ont été greffés; de nombreuses plantations de mûriers ont été faites ; 450 hectares ont été mis en culture, et le reste a été loué soit aux Arabes du voisinage, soit aux colons du village de Beni-Méred, qui manquaient de terres. Le territoire de la Chiffa est resté longtemps sous la dépendance de l'autorité militaire. Un assez bon nombre de concessions ont pu y être faites, grâce à l'intérêt que portaient aux colons du pays les généraux commandants. On y remarque celles de M. de Chancel, celle de M. Bonnemain, celles de MM. Magné et Fabre ; toutes d'une centaine d'hectares. Ces derniers ont établi une noria qui leur permet d'arroser à eau courante une assez grande étendue de cultures industrielles; ils s'adonnent particulièrement à l'élève du bétail; ils possèdent 180 bœufs, 35 chevaux, une centaine de moutons et 240 porcs. M. le docteur Verger avait obtenu précédemment du ministre de la guerre une concession de 150 à 200 hectares sur l'ancien haouch du bey d'Oran, dont il a relevé les murs; il opère principalement avec les indigènes; qu'il dirige avec intelligence. De toutes les exploitations agricoles de l'arrondissement de Blidah, la plus importante est celle de M. Borély la Sapie, maire de Bouffarik. Dès l'année 1844, lorsque ce centre de population sortait à peine de ses marécages, on lui avait concédé aux environs l'haouch Soukali, d'une contenance de 440hectares, à la condition d'y établir une vingtaine de familles européennes. Ce domaine, où les Arabes autrefois se bornaient à élever des troupeaux, a bientôt été transformé avec un pareil maître. Il a commencé par le sillonner de plus de 10,000 mètres de fossés : et, sans compter les rangées de saules, il y a planté plus de 40,000 arbres, mûriers, platanes, cyprès, acacias. Ces arbres forment maintenant un massif d'ombrage autour de son habitation, et d'immenses avenues dans toutes les directions qui partagent tous ses champs et les préservent de la violence des vents. Il a des platanes de douze ans qui mesurent 2,4 m à 1 mètre au-dessus du sol; il a 5 hectares d'orangers, des arbres fruitiers de toute espèce, et 5,000 mûriers de la plus belle venue qui permettraient déjà une grande éducation de vers à soie. Tous ces fossés et tous ces arbres, joints à de nombreux défrichements, ont eu d'abord pour résultat important une domination rapide de l'insalubrité. L'état sanitaire de Soukali est aujourd'hui aussi satisfaisant que celui des meilleurs pays de France. Sur plus de 150 Européens à demeure fixe, il n'y a eu que 3 décès pendant les cinq dernières années. Un des premiers soins de M. Borély la Sapie a été de façonner les Arabes à la culture française. Dès l'année 1845 il avait proscrit les charrues arabes dans sa ferme et les avait remplacées par des instruments perfectionnés. Il a ainsi propagé dans tous les environs, les procédés européens chez les indigènes eux-mêmes. Toutefois, la fertilité du sol devait bientôt le porter à s'attacher plus particulièrement aux cultures industrielles : il ne plante pas moins de 50 hectares de tabac chaque année. Il a divisé son exploitation entre 32 métayers, tous établis sur les lieux; leurs familles forment, avec les ouvriers qu'il emploie pour les travaux particuliers de sa ferme, une population de 260 à 280 âmes, dont le tiers est indigène. M. Borély la Sapie ensemence chaque année une étendue de 180 hectares en céréales, tout le reste est réservé pour le pâturage et les luzernes dont il fait des coupes abondantes. L'amélioration de la race chevaline est une des choses qui lui ont le mieux réussi : dès la seconde génération il a obtenu, avec les petites juments du pays, des produits qui, à quatre ans, avaient 1 m. 60 de hauteur, beaucoup d'ampleur, de la force de membres et une grande énergie ; il arrive ainsi à faire des bêtes de trait ayant toute la richesse du sang arabe. |