Alger et l'Algérie

par Charles de Galland

1924

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LA  MITIDJA

Souvent les amoureux de la nature, en quête d'impressions nouvelles, vont chercher bien loin ce qui est près d'eux. Blida est à 48 kilomètres d'Alger. On traverse la Mitidja où les visions se succèdent, surtout pendant la période printanière : fermes espacées, perdues dans la frondaison des grands arbres, comme les fleurons de l'industrie agricole et les jalons de la conquête du sol, jadis meurtrier et ingrat, aujourd'hui salubre et fécond... champs de céréales piqués ça et là des notes rouges des coquelicots ; vignobles entretenus et cultivés avec un soin jaloux ; jardins magnifiques où, suivant la saison, les orangers, les mandariniers et les citronniers épandent le parfum de leurs fleurs, ou offrent aux regards la splendeur de leurs fruits. Dans les espaces libres, les fleurs des champs, filles de la nature, librement écloses, ne demandent rien à l'art du jardinier pour devenir, là où elles le peuvent, la parure adorable et fragile. Comme fond de tableau, tel que n'aurait pu le concevoir le plus subtil et le plus ému des décorateurs, la chaîne de l'Atlas, tantôt voilée de gazes bleues et rosés, tantôt couronnée d'épais nuages, tantôt resplendissante, par une claire journée, sous le manteau de la neige argentée.

Cependant que de la plaine monte un hymne de gratitude en l'honneur des pionniers et des colons qui, au prix de dures épreuves et de lourds sacrifices, ont ajouté leurs efforts et leur labeur à la beauté des choses.

BLIDA

Nous voici à Blida, la petite ville dénommée aussi " Ourida" la rose. J'avoue que j'ai une prédilection pour la petite ville que la nature a comblée des dons les plus rares et dont le passé s'ouvre à nous avec ses légendes, ses récits fabuleux et ses épopées tragiques.

Le vrai est que les origines de Blida sont relativement peu éloignées dans le passé. Elle fut fondée, à l'état embryonnaire, avec le concours des Maures Andalous, chassés d'Espagne en 1499, par Ahmed el, Kebir, Ahmed le Grand, en 1553. D'où venait Ahmed el Kebir qui a donné son nom aux gorges pittoresques, à l'Oued et au cimetière où il est inhumé à proximité de Blida ? On ne sait. De pieux narrateurs, dont les récits n'ont pas été soumis au contrôle de la critique historique, nous racontent qu'après avoir visité Alep, Damas, La Mecque, Stamboul, l'Andalousie et Cordoue, il arriva dans ce qu'il se plaisait à appeler son "Eden", dans cette région bénie où devait s'ériger la bourgade, la petite ville, traduction de Blida. Le grand marabout, instruit sans doute à l'école des Maures d'Espagne, passés maîtres dans les travaux de l'hydraulique et des irrigations, lui enseignèrent le moyen d'amener des eaux abondantes dans le lit de l'Oued-el-Kebir.

Aux Maures Andalous, on doit encore l'importation, au XVIe siècle, de l'oranger, dont le fruit, en arabe, s'appelle " narandj " (d'où le mot espagnol " naranja ") et " tchina " le fruit de la Chine. Les orangers ont leurs titres de noblesse et continuent à être la parure principale du pays. Senteurs capiteuses des fleurs d'orangers, parfums des fleurs, murmure des eaux, petits métiers, atmosphère faite de pureté et de langueur, jeux de lumière sur les pentes boisées, marche lente des bourricots dont les couffins sont remplis des oranges précoces de la montagne, tout devient un attrait en une synthèse de sensations polychromes.

Les industries furent nombreuses à Blida, surtout sous l'influence des premiers initiateurs. La broderie sur cuir, avec ses entrelacs, ses formes de décoration géométrique, ses fantaisies florales et ses linéaments graphiques, a, sous la direction d'un maître éminent, Ben Omar, encore tout imprégné de la tradition, son école, ses disciples et d'habiles ouvriers. Son digne collègue, à Alger, est notre Sefti qui, dans le silence, l'ombre et la pauvreté, en gardant les morts du cimetière d'El-Kettar, continue l'œuvre patiente des vieux ouvriers d'art. Ces industries charmantes et délicates, si l'on n'y prend garde, auront vite disparu.

D'autre part, pour s'abstraire et promener sa rêverie, les coins de verdure et les jardins abondent. C'est d'abord le " Jardin Bizot " où les essences sont nombreuses, où les arbres ont leur majesté.

Il fut créé et aménagé, en 1850, par Michel Bizot, général du génie, né à Bitche en 1795 et tué d'une balle dans les tranchées de Sébastopol, en 1855. Il avait été chef du génie à Oran en 1839 et à Constantine en 1849.

Pénétrons dans le " Bois sacré " où se dresse la Kouba de Sidi-Yacoub, au milieu des oliviers centenaires. Si ces vieux oliviers pouvaient nous redire les choses du passé, ils nous rappelleraient les péripéties de combats sanglants. En effet, les opérations militaires qui aboutirent à la prise de Blida et à l'occupation des régions montagneuses défendues par les Beni-Salah furent laborieuses et illustrées de faits mémorables (1839-1840).

Autour et au-dessus de la petite ville, les promenades, les excursions et les ascensions solliciteront le visiteur.

Pénétrons dans la gorge étroite de l'Oued-el-Kebir. Jadis, c'était la marche à l'aventure à travers les lauriers rosés, les myrtes, les lentisques, les lavandes, les genêts et les asphodèles, parmi les petits moulins arabes et les gourbis. Arrêtons-nous sous les oliviers centenaires devant la Kouba de Sidi-el-Kébir, mort à l'âge de 66 ans, en 1540.

Voulez-vous vous complaire dans le calme, l'air pur et la sérénité des hauts sommets ? Gravissez les pentes le long desquelles vous vous acheminerez vers le Kef de Chréa (1.550m.), belvédère d'où la vue s'étend jusqu'à la cime du Lella Khedidja (2.308 m.) à l'est ; et, vers le sud, jusqu'au massif de Boghar et de Téniet-el-Haâd et au sommet de l'Ouarsenis. A l'ouest, se dressent les deux Zaccar, le Mouzaïa et le dôme du Chenoua. Au nord, c'est la mer, et, à vos pieds, la plaine immense, tapis somptueux. Puis reposez-vous sous les grands cèdres pour écouter la brise parfumée qui chante à, travers les branches des arbres-rois.

 

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LES BEAUX SITES

LES GORGES DE LA CHIFFA

Laissons Blida où il y a tant à voir et tant à apprendre et dirigeons-nous vers les gorges de la Chiffa. Dans la première partie de l'excursion où plutôt de la promenade, jusqu'à la Chiffa, et, plus loin, jusqu'au " Rocher blanc", c'est, sur plusieurs kilomètres, la plaine avec des domaines agricoles et les cultures les plus variées. L'avoine, l'orge, le blé, la vigne, le tabac, les orangers, les mandariniers, les citronniers, les oliviers, les arbres fruitiers donnent au sol l'aspect d'un vaste jardin et attestent la constance des cultivateurs obligés de lutter, pour cette conquête, contre la fièvre, les intempéries et les caprices du climat. C'est une leçon de choses, c'est une page splendide et illustrée ouverte sous les yeux du voyageur. On v verra l'endurance des pionniers de la colonisation et la transformation d'une terre ingrate et malsaine devenue peu à peu la campagne opulente et le jardin fleuri.

Sur la rive droite de la rivière, s'infléchissent les contreforts de l'Atlas couverts de chênes, d'oliviers, de caroubiers, de lentisques, auxquelles viennent mêler leur feuillage les aunes, les trembles, les frênes et les ormes. L'eau coule partout ; judicieusement distribuée, elle facilite la culture maraîchère.

Ce sera le contraste imprévu et saisissant avec la nature abrupte avec laquelle, soudain, vous allez prendre contact. •

La Chiffa prend sa source dans la région médéenne, non loin du col du Mouzaïa. Il s'agissait de construire une route au flanc des hautes murailles en surplomb sur l'abîme, route destinée à relier Blida à Médéa, à Berrouaghia, à Boghari et aux régions du sud. Entreprise d'autant plus difficile et périlleuse que la constitution géologique des rochers n'offrait aucune stabilité et exposait les travailleurs aux pires dangers. Toutes ces difficultés furent surmontées. Au mois de juillet 1848, des sections de zouaves, le 53e régiment de ligne, la 6e et la 7e compagnies de discipline entreprenaient ces travaux. La pioche, la sape, la barre à mine, la poudre et surtout le courage indomptable de nos hommes vinrent à bout de ce travail d'Hercule.

Aujourd'hui la voie ferrée s'engage dans ces gorges. Pour construire ce chemin de fer, de Blida à Médéa, nos ingénieurs ont dû vaincre des obstacles dont on peut se rendre compte après avoir examiné la nature des lieux. Mais c'est en auto à allure lente, en voiture ou mieux à pied, qu'il faut faire cette promenade.

Cette route suit, sur la rive gauche, tous les contours de la rivière.

Voici, pour commencer, quelques renseignements d'ordre pratique, nécessaires aux touristes. De Blida à Médéa, la distance à parcourir est de 52 kilomètres. Blida est située à 260 mètres d'altitude et Médéa à 920 mètres, d'où une différence de 660 mètres : c'est ce qui explique les déclivités des pentes à gravir au cours de l'excursion. Les points principaux à noter sur le parcours à partir de Blida sont : les exploitations agricoles de la plaine ; la Chiffa, "le Rocher blanc" et Sidi Madani au 61e kilomètre, le ruisseau capricieux et accidenté de Tamesquida, vulgairement appelé " le Ruisseau des singes ", le " Rocher pourri ", le pont sur l'oued Merdja à son confluent avec La Chiffa, et le camp des Chênes.

A chaque tournant de route, on jouit des différences d'aspects, des changements de coloris suivant les jeux de la lumière et les variétés des décors et suivant les caprices de la végétation. Les hautes murailles se dressent avec leurs crêtes cisaillées, déchiquetées, creusées, délitées. Elles sont tantôt dénudées, avec leurs ossatures compromises par des fissures et des érosions, tantôt parées d'une végétation drue et folle. Surtout, sur la rive droite du côté des Béni-Salah, les chênes-lièges, les chênes mens, les chênes à glands doux, les micocouliers, les oliviers sauvages, les diss, les lentisques, les plantes grimpantes, les mousses, les lichens et mille petites plantes qui sont l'ornement de notre flore sauvage, poussent, se développent, se multiplient et se confondent en un inextricable fouillis, sur les parois presque verticales, partout où, grâce aux pluies et aux petits ruisselets... la terre végétale s'est glissée, s'est insérée et accumulée, dans les anfractuosités, les corniches et les entablements. Quelques belles cascades, dont l'eau s'éploie en gerbes argentées, viennent compléter le paysage auquel s'ajoute la note alpestre. Au fond, la rivière s'écoule à travers les sables, les galets roulés et arrondis et les éboulis de rochers.

Le Ruisseau des singes est devenu, depuis longtemps, une attraction pour les touristes. Le lieu est plaisant. Un torrent gracieux, avec le bruit de ses eaux vives, anime le paysage. Les singes, que l'on n'inquiète plus, y pullulent. Ils trouvent en abondance tout ce qui est nécessaire à leur alimentation, surtout sur la rive droite de la Chiffa, du côté des Béni-Salah, où la maraude dans les vergers leur procure de franches lippées. Ils se sont si bien habitués au voisinage des hommes qu'ils n'hésitent pas à prélever une dîme sur les tables de l'hôtel du lieu en attendant la venue des étrangers. A ce sujet, je pourrais citer des traits nombreux pour montrer combien ils sont vifs, intelligents et domesticables. Mais ce serait trop long. Les singes sont là chez eux. Il ne faut pas les molester. Ils contribuent à l'attrait pittoresque du lieu ; sans les singes, le Ruisseau des singes perdrait sa réputation si méritée.

De certains points des gorges de la Chiffa, si l'on a l'âme et le tempérament d'un alpiniste, on peut faire de belles excursions, à partir des gorges, après avoir traversé le pont de l'oued Merdja, chez les Béni-Salah, de race kabyle et d'origine berbère, et chez les Béni-Hanès. Comme chez les Béni-Salah, la végétation est abondante. Les pêchers, les figuiers, les grenadiers, les jujubiers, les orangers, les citronniers, les caroubiers, les vignes grimpantes, avec leurs raisins de teintes rosé clair ou jaune ambré, sont l'objet de soins tout particuliers.

En partant de Sidi-Madani, sur la rive gauche de la Chiffa, on peut faire encore une excursion recommandée jusqu'au sommet du Mouzaïa (1.604m.) en passant par Oumfouf. C'est là que, de 1832 à 1842, nos soldats eurent à lutter âprement contre les solides et belliqueux montagnards du Mouzaïa. La descente vers Mouzaïa-les-Mines se fait à travers une vaste forêt.